• Des bâtons dans les roues

Les GIF de chatons trop mignons que nous nous envoyons entre amis ou collègues semblent exempts de tout intérêt commercial. Grave erreur : le rachat de Giphy par Meta est en réalité bien plus stratégique qu’il n’y paraît. Au Royaume-Uni, la Competition and Markets Authority (CMA) craignait, entre autres, que cette fusion n’accroîsse qu’un peu plus encore le monopole publicitaire de Meta sur les réseaux sociaux. C’est d’ailleurs principalement pour cette raison qu’elle a déclaré lundi dernier que le rachat de la plateforme de partage de GIF “Giphy” par Meta pourrait nuire aux utilisateurs et annonceurs. La CMA a un peu traîné : le rachat est acté depuis mai 2020. Il n’empêche, Meta Platforms est prié de revendre Giphy dans les plus brefs délais. Exigence dont n’a eu que faire la firme américaine qui a préféré poursuivre l’intégration de la plateforme de GIF rachetée 400 M$ quelques mois plus tôt. La CMA avait d’ailleurs déjà infligé une amende de 50,5 M£ (environ 59 M€) à l’acquéreur qui n’avait pas mis le holà à l'intégration alors même que l’enquête suivait son cours.

  • Une fusion hautement stratégique

Si pour la majorité des personnes, GIF rime avec courte vidéo dénuée de sens, Giphy n’est pas (plus) qu’une simple bibliothèque de vidéos décalées. Aux yeux de Meta, la plateforme américaine de GIF est à la fois un outil de négociation important mais aussi une plateforme publicitaire incontournable en devenir. Mais avant de poursuivre sur cette plateforme hautement stratégique, revenons sur le business insoupçonné de Giphy.

Lancée en 2013, la plateforme américaine s'est rapidement hissée au rang des sites web les plus fréquentés au monde. Giphy est ainsi rapidement passée d’une simple bibliothèque de GIF à une plateforme sociale et un moteur de recherche qui permet aux utilisateurs de découvrir, partager et enregistrer des GIFs. Si l’entreprise a longtemps été la cible de vives critiques quant à son incapacité à construire une activité durable, et donc sa forte dépendance au financement à risque, Giphy avait enfin trouvé depuis peu un business model stable et pérenne. Il faut dire que les 150 M$ levés au cours de son existence ont longtemps permis à la plateforme de suivre malgré l’absence de modèle économique.

Aujourd’hui, Giphy gagne principalement de l’argent grâce à la création et à la promotion de GIFs sponsorisés. Les revenus tirés des parrainages sont probablement payés sur la base d'une campagne. Par exemple, une marque comme la NFL peut payer Giphy pour créer des GIFs personnalisés et en faire la promotion sur plusieurs plateformes. Ce contenu, surtout en combinaison avec ses diverses intégrations tierces, est souvent vu par des millions de personnes. Pour mener à bien cette mission, Giphy possède ses propres studios de design.

Naturellement, la plateforme de GIF s'est également intéressée aux autres moyens de générer des revenus. Dans le passé, l'entreprise avait tenté de mettre en place un système de publicité par mots-clés. Les marques qui voulaient associer certains de leurs GIFs à des mots-clés pouvaient le faire, afin de les faire apparaître en haut des pages de résultats. Un business model qui n’est pas sans rappeler celui de Google AdWords et c’est loin d'être un hasard. La plateforme s’appelait initialement Gifgle (GIF-Google) mais en raison de problèmes de droits d'auteurs, le nom a dû être modifié.

Mais Giphy entretient aussi une communauté de créateurs afin que de nombreux GIFs viennent continuellement alimenter la base déjà existante. Si certaines créations sont facturées aux sociétés, Giphy assure également la promotion des artistes les plus performants sur sa plateforme et invite même d'autres entreprises à les embaucher. Enfin, les développeurs de logiciels et sites web peuvent également profiter de la vaste bibliothèque de contenus de Giphy en se connectant gratuitement à l'API de la plateforme. Cela leur permet de faire apparaître du contenu basé sur Giphy dans leurs propres applications et sites web. Ce dernier point, bien qu’il ait l’air anodin, est d’une très grande importance.

Ce qu’il faut retenir :

- Création de contenus GIF (payant = business model)

- Création de campagnes publicitaires avec des GIF (payant = business model)

- Mise en avant de créateurs

- API gratuite et ouverte (accès à la bibliothèque de GIF Giphy)

  • Un outil de négociation

L’une des grandes craintes de la CMA est donc que l'acquisition de Giphy par Meta réduise encore un peu plus la concurrence. Les réseaux sociaux de Facebook pourraient en effet être en mesure d'accroître leur position dominante face aux concurrents du secteur en refusant l'accès aux GIF de Giphy (API). Cela aurait pour effet d'envoyer davantage de trafic vers les sites appartenant à Meta - Facebook, WhatsApp et Instagram - qui représentent déjà 73% du temps passé par les utilisateurs sur les médias sociaux au Royaume-Uni. Cet accès aux GIF pourrait être utilisé comme un outil de négociation face à des concurrents tels que TikTok, Twitter et Snapchat. Meta pourrait être amené à demander plus de données utilisateurs en échange d’un accès à la bibliothèque Giphy.

Mais la CMA est également inquiète de la position dominante de Facebook concernant les annonceurs. Si un accès limité aux GIF peut être pénalisant pour Twitter, Snapchat, Tiktok, etc., l’impact sur les annonceurs est bien plus grave. Les services publicitaires de Giphy permettent aux entreprises de promouvoir leurs marques par le biais de GIF. Un outil qui, comme nous l’avons vu précédemment, est devenu incontournable sur les réseaux sociaux et indispensable aux Community Managers. Plusieurs panels estimaient que les services publicitaires de Giphy auraient pu dans un avenir proche, concurrencer les propres services de publicité par affichage de Facebook, tout en encourageant l'innovation. Mais dès la fusion Giphy - Facebook, les services publicitaires ont été fermés. Une source de préoccupation majeure, d’autant plus que Meta contrôle près de la moitié du marché de l'affichage publicitaire au Royaume-Uni, qui représente 7 milliards de livres (9,4 milliards de dollars), selon l’estimation de la CMA.

Il faut dire que le fait de ne notifier à aucun organisme antitrust le projet d’acquisition de Giphy n’a sûrement pas dû jouer en faveur de Meta. La firme américaine a pu s’en abstenir grâce à une faille juridique. En versant un dividende aux investisseurs existants, Giphy a pu réduire la taille de ses actifs, permettant à Meta de s’abstenir de toute déclaration d'opération aux autorités.

L’acquéreur est toujours en train de déterminer quelle sera sa défense. Un appel semble probable même s’il est peu évident, à ce stade, de déterminer les conséquences concrètes de cette décision. Le régulateur britannique se prononce en effet sur le marché domestique et n’a évidemment pas de compétence globale. Tout cela renvoie au contrôle des plateformes globales et par conséquent des GAFAM, ou plutôt des MAGMA, puisque le F de Facebook va laisser sa place au M de Meta.