par Pascale Denis

Le marché des produits détaxés était autrefois associé à la vente de cartouches de cigarettes ou de bouteilles d'alcool dans des boutiques d'aéroports sans âme. Aujourd'hui, signe des temps, une édition limitée de l'Eau Impériale de Guerlain vient d'être acquise à Roissy pour 12.000 euros par un riche Chinois.

"Ce circuit touche des clients probablement plus intéressés par le luxe que la moyenne et qui sont surreprésentés", observe Patrick Albaladejo, directeur général adjoint d'Hermès.

Le sellier, qui détient une cinquantaine de points de vente dans les aéroports du monde, réduit aujourd'hui le nombre de ses "corners" au profit de magasins à part entière, susceptibles de présenter une offre élargie de produits.

Le travel retail a un poids "significatif" dans le chiffre d'affaires du groupe et sa dynamique est appelée à durer, "car l'expérience de shopping progresse considérablement dans les aéroports", ajoute le dirigeant.

Devenu un pilier de la croissance du marché du luxe, le circuit a été porté par une profonde mutation du modèle économique des aéroports transformés en véritables "malls" de luxe et se livrant à une concurrence féroce pour séduire la clientèle captive des voyageurs au long cours.

Chanel, qui compte quatre boutiques dans les aéroports asiatiques et une à Heathrow (Grande-Bretagne), va accélérer la cadence et en ouvrir deux en 2014, à Paris (Roissy) et Dubaï.

"Ce canal devient très important. Les clients passent du temps dans des aéroports qui ont des environnements de plus en plus sophistiqués. Les choses bougent, Chanel s'adapte", note Bruno Pavlovsky, président des activités mode de la marque.

UNE "GALLERIA T" À LA SAMARITAINE

Autre initiative induite par les flux touristiques, DFS, filiale de LVMH spécialisée dans les ventes de produits hors taxes, prévoit, aux dires de son PDG Philippe Schaus, d'ouvrir en Europe en 2016 ses premières "Gallerias", vastes galeries marchandes dédiées aux marques de luxe.

DFS cible d'abord Venise avant Paris, où elle pourrait ouvrir son nouveau concept "Galleria T" au positionnement très haut de gamme dans le futur complexe de la Samaritaine - propriété de LVMH - qui abritera un hôtel cinq étoiles.

Principalement installées dans des villes d'Asie, à proximité des hôtels, les Gallerias comptent aujourd'hui pour plus de la moitié des ventes de DFS, dont le métier d'origine était les concessions de duty free.

Le géant de la vente aux voyageurs pèse, selon les analystes, pour 40% des ventes du pôle de distribution sélective de LVMH, avec un chiffre d'affaires estimé à 3,2 milliards d'euros. Alors que Louis Vuitton marque le pas, le pôle a signé une croissance de 14% sur les neuf mois de 2013.

Chez Kering, ce sont les marques d'accessoires comme Gucci et Bottega Veneta - dont les produits sont plus faciles à vendre dans les aéroports que le prêt-à-porter - qui ouvrent le plus de boutiques, en priorité en Asie.

En 2013, alors que Gucci a subi un violent coup de frein, la marque a ouvert deux boutiques à Roissy et une à Dubaï.

15% DES VENTES DU LUXE CHEZ L'ORÉAL

Si les parfums et les cosmétiques se taillent encore la part du lion (28% du marché du travel retail, en progression de 10% en 2012), devant les vins et spiritueux (18%), la plus forte croissance a été signée par la mode et les accessoires (+13,5%) et par les montres et la joaillerie (+12,2%).

Chez L'Oréal, ce circuit représente déjà 15% des ventes de la division de produits de luxe (Lancôme ou Armani) du géant mondial des cosmétiques.

Soucieux d'accélérer la cadence pour parvenir à son milliard de consommateurs supplémentaires, le groupe en a fait un axe stratégique de développement en créant une direction générale dédiée au travel retail.

"Nous voulons étendre la palette de nos marques, l'offre de Vichy ou des produits grand public (L'Oréal Paris, les vernis Essie), plus récente, va être accélérée", déclare Barbara Lavernos, en charge de cette nouvelle direction.

Du côté des aéroports, la concurrence s'aiguise. Pour se différencier face aux géants de Séoul, Hong Kong, Dubaï et Londres, Aéroport de Paris a choisi de recréer le sentiment d'une promenade dans la capitale, avec verrières de style art déco et de proposer une offre pointue, à laquelle les touristes en visite dans Paris, aux parcours fléchés par des tours opérateurs, n'ont pas forcément accès.

"Les marques françaises sont plus particulièrement valorisées et certaines d'entre elles proposent chez nous la totalité de leur gamme, y compris les produits rares", commente Mathieu Daubert, directeur des commerces d'ADP.

60 MILLIARDS DE DOLLARS EN 2013

Le développement des surfaces commerciales, opérées via des concessions, se révèle aussi très rentable. L'activité "commerces & services" d'ADP représentait 34% de son chiffre d'affaires 2012 mais 49,5% de son excédent brut d'exploitation (Ebitda) consolidé.

Le travel retail, qui comprend aussi les achats effectués à bord des avions ou des bateaux de croisières, a grimpé de 9,4% en 2012 à 55,8 milliards de dollars, selon l'institut Generation Research, sur un marché mondial du luxe estimé à 285 milliards par le Boston Consulting Group.

Il devrait atteindre 60,0 milliards en 2013 et quasiment doubler d'ici à 2020 avec l'explosion des flux touristiques en Asie ainsi qu'entre l'Asie et le reste du monde.

Près de la moitié de la croissance du trafic aérien mondial devrait provenir de la région Asie-Pacifique dans les années qui viennent. D'ici à 2030, selon le BCG, pas moins d'un milliard de nouveaux touristes de la région seront à même, grâce à la progression de leur revenu, de faire leur emplettes en crèmes de beauté, sacs et autres accessoires de luxe dans les aéroports de la planète.

"Le travel retail est un des circuits à plus forte croissance du luxe. La clientèle du voyage va rester un moteur très puissant", résume Mario Ortelli, analyste de Bernstein.

Edité par Jean-Michel Bélot