Chacun des quatre grands noms du secteur suit une stratégie différente. L'américain Uber finance le développement de son activité livraison de repas par les recettes de son activité transport de personnes. Le britannique Deliveroo, pas mégalo, évite les acquisitions et privilégie la croissance organique, notamment en France et au Royaume-Uni.

à l'inverse, l'allemand Delivery Hero et le néerlandais Just Eat  ont eu les yeux plus gros que le ventre, et n'ont eu cesse de lever du capital pour le placer dans d'agressives stratégies de croissance externe, avec l'Asie en ligne de mire pour le premier, l'Amérique du Nord pour le second. 

Quatre acteurs, trois modèles différents donc.

Sujet de cette note d'analyse, Just Eat a publié ses résultats annuels mercredi. Derrière l'habituel communiqué triomphant  garni des poncifs à la mode — "retour à la profitabilité", "modèle d'affaires renforcé", "EBTIDA ajusté", etc. — la sentence est sans appel : hors acquisitions, la croissance est à l'arrêt et les opérations continuent de brûler du cash à rythme soutenu. 

Le nombre de clients actifs chute de 9%, et le nombre de commandes dégringole plus encore, sauf en Europe du Nord. Si la valeur totale des commandes — acronyme GTV pour "Gross Transaction Value" — se maintient à €28.2 milliards, ce n'est donc que grâce à l'inflation. 

Même avec une guidance étonnamment optimiste pour 2023 — EBITDA "ajusté" de €225M, contre €19M sur l'exercice qui vient de se conclure — Just Eat anticipe de brûler €250 millions cette année. Certes, c'est deux fois moins qu'en 2022... Mais toutefois problématique lorsqu'on a, comme lui, €2 milliards de cash largement bloqués pour le remboursement des €2 milliards d'échéances obligataires sur les cinq prochains exercices !

Les actionnaires n'ont sans doute guère plus d'appétit pour remettre au pot, et continuer de subventionner une activité aussi déficitaire. Just Eat a multiplié son chiffre d'affaires par vingt-cinq en cinq ans, sans jamais parvenir à dégager le moindre profit. 

Ne subsiste donc qu'une option pour tenir : la vente de sa filiale américaine Grubhub, valorisée à €17 milliards il y a trois ans,  mais ne trouvant pas preneur aujourd'hui, même à une fraction de ce prix. Les mirages de l'argent gratuit se dissipent, et aux Etats-Unis Grubhub se fait battre à plates coutures par DoorDash et Uber Eats. 

Cela ne fera pas les affaires du vendeur, déjà acculé. 

Qu'on se rassure : le management, lui, restera bien payé, avec 176 000 options en l'air — soit peu ou prou la même quantité que le nombre d'actions en circulation — au prix d'exercice moyen de €20. Dans le registre du déplaisant, on observera que ce prix moyen d'exercice a été réajusté à la baisse en 2022 puisqu'il était de €33 l'année précédente.

En somme : face, ça monte, le management gagne de l'argent ; pile, ça baisse, il réajuste son objectif et gagne de l'argent. Win-win pour eux, lose-lose pour les actionnaires. 

Que reste-il à ces derniers pour se consoler ? La vente à Prosus de la participation de Just Eat dans le brésilien iFood s'est conclue sur un multiple de x0.5 la GTV. Sur la base de sa valeur d'entreprise de €5 milliards, Just Eat présentement est valorisé à moins de x0.2 sa GTV. Un acquéreur stratégique pourrait-il jouer le rôle de sauveur ? Ce serait peut-être l'occasion.

On note la présence au capital — au rang de premier actionnaire même — du célèbre family office Beaupost, dirigé par Seth Klarman. Beaupost est un spécialiste des situations spéciales : sans doute ont-il foi en la capacité de Just Eat à lâcher du lest pour renflouer la barque...