PARIS, 27 décembre (Reuters) - Jacques Delors, mort mercredi à l'âge de 98 ans, restera dans la vie politique française et européenne comme l'artisan du marché unique et de l'euro mais aussi comme l'homme qui s'est cabré devant l'obstacle en renonçant à se présenter à la présidence de la République.

Ce double visage, à la fois volontariste et pusillanime, a traversé toute la carrière de cet européen convaincu, pétri de catholicisme social et de syndicalisme chrétien.

Issu d'un milieu modeste, cet économiste commence son parcours professionnel à la Banque de France avant de le poursuivre au commissariat général du Plan puis de rejoindre, de 1969 à 1972, les services du Premier ministre gaulliste Jacques Chaban-Delmas, son mentor, avec lequel il nourrit le projet de "Nouvelle société", bien loin d'un Parti socialiste qui négocie alors avec les communistes un programme d'union de la gauche.

Ce n'est qu'en 1974, année de l'échec de François Mitterrand à l'élection présidentielle contre Valéry Giscard d'Estaing, qu'il rejoint enfin le PS, dont il deviendra en 1976, jusqu'en 1981, le délégué national pour les relations économiques.

Après sa victoire, François Mitterrand le nomme ministre des Finances pour appliquer le programme d'union de la gauche.

Si Jacques Delors ne parvient pas à empêcher les nationalisations à 100% opérées par les deux premiers gouvernements dirigés par Pierre Mauroy, il finit toutefois en 1983 par imposer à ses amis politiques le "tournant de la rigueur" face à la détérioration de la situation économique.

Le moment est crucial : la France risque alors de quitter le serpent monétaire européen, préfiguration de la monnaie unique, et, sans ce changement de cap, l'euro n'aurait peut-être pas vu le jour.

BOURREAU DE TRAVAIL

Le poste de Premier ministre lui semble alors promis. Mais François Mitterrand lui préfère en 1984 le jeune Laurent Fabius.

Le "père-la-rigueur" des socialistes quitte alors, à regret, Paris pour Bruxelles, où le Luxembourgeois Gaston Thorn vient de terminer dans l'indifférence un mandat de quatre ans à la tête de la Commission européenne.

C'est peu de dire que le nouveau président de l'exécutif européen ne connaît pas des débuts enthousiasmants, marqués par des affrontements avec l'intransigeante Première ministre britannique, Margaret Thatcher.

Surpris par le byzantinisme d'une institution supranationale émanant alors de 10 pays, confronté à une situation budgétaire catastrophique, effaré devant le fol emballement de la production agricole, il est plus d'une fois vertement tancé par la "Dame de fer", qui scelle le sort de ses propositions par des "non" sans appel et des "I want my money back".

C'est l'époque où ses menaces de démission pullulent, un trait de caractère de cet homme changeant, capable de terribles colères qui laissent sans voix son équipe bruxelloise.

Mais ceux qui ont côtoyé ce bourreau de travail ascétique et simple - il a choisi pour logement de fonction un appartement sans comparaison avec les luxueuses villas habitées par les autres commissaires européens dans les quartiers résidentiels de Bruxelles - ne lui en tiennent pas rigueur.

Tôt levé, tard couché, ce passionné de jazz et de sport - sa lecture préférée était L'Equipe - va réveiller l'Europe avec l'aide indispensable du tandem constitué par François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl.

"ON NE TOMBE PAS AMOUREUX D'UN MARCHÉ UNIQUE"

Volontariste, il lance le slogan du marché unique de 1993 dans l'incrédulité la plus totale, tant la Communauté européenne est engluée dans les crises budgétaires et le marasme d'une Politique agricole commune (PAC) productiviste et ruineuse.

Les "Dix" approuvent l'Acte unique en décembre 1986 et quelque 320 directives seront adoptées à marche forcée pour abattre les frontières réglementaires qui empêchent la libre-circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes.

En février 1988, après une période de tension sans précédent, le point de non-retour est atteint : les Douze - l'Espagne et le Portugal ont rejoint la CEE en 1986 - acceptent de se lier les mains et de financer le grand marché en sacrifiant bon nombre de petits paysans sur l'autel de la réduction des dépenses agricoles.

Avec Pascal Lamy, son homme de confiance à la tête de son cabinet, il fait subir un traitement de choc à une administration européenne plus habituée aux plantureux émoluments qu'aux heures supplémentaires.

Avec la Commission européenne, parfois divisée, souvent secouée par un président qui connaît mieux les dossiers que chacun des commissaires thématiques, mais finalement solidaire quand une décision est prise, Jacques Delors pense poser les fondations du futur gouvernement de l'Europe fédérale.

"On ne tombe pas amoureux d'un marché unique", dit-il souvent pour inciter à plus de solidarité entre les Etats membres et lancer les fondations d'une Europe sociale.

Mais pour lui, pas de marché unique durable à long terme sans une monnaie unique, qui suscite l'opposition farouche du Royaume-Uni, un obstacle apparemment insurmontable.

LE "NON" À LA PRÉSIDENTIELLE DE 1995

C'est là qu'intervient un coup de génie : il crée en 1989 le "comité Delors" composé d'experts et des gouverneurs des banques centrales, y compris celui de la Banque d'Angleterre, qui ouvrira la voie à la création de la monnaie unique.

Dans la foulée, le traité de Maastricht lance le mouvement en 1991 en décidant que la devise européenne sera créée au plus tard en 1999 par la fixation définitive des parités, même si le Premier ministre britannique John Major obtient que son pays puisse ne pas participer à l'aventure.

La suite de son mandat à Bruxelles est marquée par la crise économique de 1992-1993, qui voit le Royaume-Uni quitter le système monétaire européen, tandis que la France, en grande difficulté économique, est sauvée par l'Allemagne.

Mais Jacques Delors quitte en 1994 la capitale belge auréolé du titre de plus grand président que la Commission européenne ait connu.

La suite paraît toute tracée : une élection présidentielle a lieu en 1995 en France. A droite, Jacques Chirac et Edouard Balladur s'entre-déchirent; la popularité de Jacques Delors, qui n'a pas fait officiellement acte de candidature, en fait le champion naturel du Parti socialiste.

Mais le 11 décembre 1994, les vieux démons de Jacques Delors, tenaillé par le doute, centriste dans l'âme et persuadé de ne pas susciter l'adhésion du PS, le reprennent.

Sur TF1, face à la star du petit écran Anne Sinclair, il décline longuement un programme de gouvernement avant, à la surprise générale, de dire que "non", il ne sera pas candidat à l'élection présidentielle.

Il laisse ainsi son parti dans une situation impossible à quelques semaines de l'élection. Lionel Jospin, qui prend le relais, est battu par Jacques Chirac.

Jacques Delors ne prend toutefois jamais véritablement sa retraite, continuant, notamment par le biais de sa fondation "Notre Europe", à donner son avis sur l'évolution d'une Union européenne qu'il a grandement contribué à façonner. (Rédigé par Yves Clarisse, édité par Bertrand Boucey et Jean Terzian)