Le ministre néerlandais des Finances Wopke Hoekstra avait convoqué Ben Smith pour s'assurer qu'Air France maintiendrait les principales routes ouvertes à l'aéroport Schiphol d'Amsterdam et que KLM, dont la rentabilité éclipse complètement celle d'Air France, conserverait l'indépendance partielle dont elle jouissait depuis la fusion des compagnies aériennes en 2004.

Ben Smith, qui a déclaré aux investisseurs qu'il envisageait d'améliorer l'intégration des deux compagnies et de réduire les coûts au sein d'Air France-KLM, s'en est tenu à de brèves réponses sans engagement, battant rapidement en retraite, selon une source au fait du dossier.

Lorsque le gouvernement néerlandais a estimé que ses demandes n'étaient pas prises en compte, il a décidé d'agir, a ajouté cette source et une autre personne au fait de la question, ce qui a conduit à l'annonce, mardi, d'une prise de participation supplémentaire dans Air France-KLM pour la porter au même niveau que l'Etat français et pouvoir influencer la gestion du groupe franco-néerlandais.

"Acquérir cette participation nous garantit une place à la table", a déclaré Wopke Hoekstra, ajoutant que son gouvernement avait déboursé 680 millions d'euros pour acheter 12,7% du capital du groupe "afin de défendre les intérêts nationaux néerlandais".

CHANGEMENT RADICAL

Le gouvernement a par la suite précisé qu'il avait atteint 14% du capital d'AF-KLM, ce qui correspond presque aux 14,3% détenus par l'Etat français. Un changement de cap stupéfiant, quinze ans après la fusion d'Air France et de KLM.

Le ministre français de l'Economie Bruno Le Maire a jugé cette initiative "incompréhensible" et une source au ministère des Finances a estimé que "la façon dont cette participation a été prise rappelle les techniques de raider plutôt que d'Etat actionnaire".

En Bourse, l'action AF-KLM a perdu 12% de sa valeur, les investisseurs craignant une impasse entre les Etats actionnaires. Jeudi, le titre abandonnait encore plus de 3% dans l'après-midi.

La décision prise par le gouvernement néerlandais traduit un changement radical dans la politique des Pays-Bas, qui a été le premier pays à signer le traité de libéralisation Ciel ouvert (Open Skies) avec les Etats-Unis en 1992.

Air France-KLM s'est refusé à commenter des négociations tenues à huis clos. Mais dans un communiqué, le groupe s'est dit prêt à réaffirmer ses engagements de renforcer KLM et son hub de Schiphol.

Quinze ans après la fusion des deux compagnies aériennes, les fragiles fondations de l'un des rapprochements emblématiques du transport aérien sont mises en lumière et soulignent la difficulté de réaliser des opérations transfrontalières, notamment dans un secteur traditionnellement empreint de fierté nationale.

"Les compagnies aériennes sont uniques en leur genre. C'est peut-être le seul cas où le drapeau national a toute sa pertinence, au point d'être affiché sur les queues des avions", a déclaré Giovanni Bisignani, ancien directeur général de l'IATA (Association internationale du transport aérien).

"L'INTÉRÊT PUBLIC"

Cependant, les analystes politiques qui ont observé les gouvernements néerlandais de centre-droit depuis la crise financière de 2008 n'ont pas été si surpris par la montée de l'Etat au capital d'AF-KLM : le rachat d'une grande entreprise nationale comme KLM est impensable à leurs yeux et la fusion de 2004 déplaît aux ministres actuels.

Les tentatives d'entreprises étrangères d'acheter l'opérateur télécoms KPN en 2013, le groupe postal PostNL en 2016 et le fabricant de peintures Akzo Nobel en 2017 ont toutes échoué en partie du fait de l'hostilité des cabinets du Premier ministre Mark Rutte.

Le gouvernement néerlandais prépare une loi qui autoriserait tout conseil d'administration d'entreprise néerlandaise à geler une offre publique d'achat pendant 250 jours. Il est aussi en train de mettre sur pied un groupe d'experts chargé d'intervenir auprès du gouvernement pour lui demander de procéder à des vérifications en cas de prise de contrôle dans des secteurs jugés "sensibles", une pratique qui fait écho à celle en vigueur aux Etats-Unis.

"L'intérêt public doit primer", a déclaré Lodewijk Asscher, chef du parti d'opposition travailliste, rejoint sur ce point par l'ensemble des tendances politiques aux Pays-Bas. La décision du gouvernement de centre-droit est juste pour "l'économie, l'emploi et la pérennité" du pays, a-t-il dit.

La France aussi a dans le passé suscité des critiques pour avoir tendu de telles embuscades boursières, notamment en 2015 lorsqu'Emmanuel Macron, alors ministre de l'Economie, avait ordonné une augmentation surprise de la participation de l'Etat dans le groupe Renault.

Outre les sensibilités politiques, les analystes estiment que si les fusions transfrontalières sont particulièrement délicates c'est que la plupart des compagnies aériennes sont également soumises à des restrictions de propriété et aux règles internationales qui lient individuellement les droits de trafic aux différents pays.

DIFFÉRENCES CULTURELLES

Leur fusion ayant provoqué une vague de consolidation en 2004, Air France et KLM ont cherché à résoudre ces problèmes et à pacifier les puissants syndicats de la compagnie française en accordant une liberté importante et des bilans séparés aux deux compagnies. Mais cette stratégie s'est traduite par une multiplication des strates au niveau de la gestion du groupe et par des conflits à répétition avec les pilotes français.

Ce modèle a suscité une frustration croissante du côté néerlandais, KLM se trouvant entraînée dans le fardeau financier d'Air France sans véritable contrôle sur le groupe, largement piloté par les Français, ont souligné les sources.

En 2018, Air France a réalisé un bénéfice d'exploitation de 266 millions d'euros, contre 1,07 milliard d'euros pour KLM.

A titre de comparaison, la fusion entre British Airways, Iberia et Aer Lingus en 2010 a mis en place une holding plus puissante, IAG, et s'est dotée d'une structure allégée, a déclaré James Halstead, du cabinet Aviation Strategy et qui suit de près le groupe AF-KLM.

Les différences culturelles ont aussi hanté la fusion franco-néerlandaise dès le début. "Les Néerlandais sortiraient d'une réunion en disant que telle ou telle question a été tranchée", a commenté James Halstead. "Les Français diraient que cela a seulement été envisagé."

(Avec Sudip Kar-Gupta et Laurence Frost à Paris, Dominique Rodriguez pour le service français, édité par Catherine Mallebay-Vacqueur)

par Toby Sterling et Tim Hepher