Il est vrai qu'ils souffrent d'options à l'exportation limitées au seul voisin américain, où le marché domestique se trouve lui-même en surcapacité depuis l'avènement du gaz de schiste et des nouvelles techniques de forage horizontal. S'ajoute à cela des encombrements chroniques au niveau des trois principaux pipelines entre les deux pays, qui limitent encore davantage les débouchés. 

Cette conjoncture délicate — mais temporaire — a déprimé les valorisations des producteurs canadiens à des multiples absurdes. Désormais réduites à peau de chagrin, elles ne représentent plus que de minuscules fractions de la valeur de leurs réserves prouvées. Epouvantés, les investisseurs ont déserté en masse, et les nouveaux financements sont entièrement gelés.

Un tel pessimisme apparaît injustifié. Le Canada a vu fleurir des producteurs parmi les plus efficaces au monde, capables d'afficher des coûts d'extraction et des retours sur capitaux parfaitement satisfaisants — certes incomparables à ceux des pays du Golfe, mais dans l'ensemble supérieurs ou semblables à ceux réalisés dans les grands gisements matures du Bakken ou du Permian. 

Le problème des pipelines sera résolu l'an prochain avec la fin des cycles de maintenance et l'installation de nouvelles infrastructures, tandis que la construction de terminaux LNG en Colombie-Britannique et partout en Amérique du Nord devrait ouvrir de nouveaux marchés à l'export dès 2025. 

Pour compléter le tableau, on ajoutera à ces éléments la pléthore d'équipes de direction généralement très talentueuses ; un cadre institutionnel fiable dans ce qui reste sans doute la juridiction la plus sûre au monde ; et, bien entendu, une adhérence non-optionnelle à de strictes régulations environnementales. 

Ceci laisse au Canada une place de choix sur l'échiquier énergétique international. Car ailleurs dans le monde, on le sait, le Moyen-Orient demeure assis sur une poudrière. Le Venezuela  — qui produit un brut lourd comparable à celui qu'on trouve en Alberta — et les grands producteurs africains comme la Libye, le Nigeria ou l'Angola sont tous des pays en perdition, chacun à leur façon. 

Quant à la Russie, ses fins connaisseurs reconnaîtront qu'elle a été très justement décrite par un sénateur américain comme "une station-service dirigée par la mafia". L'abcès de l'occupation du Donbass et de la Crimée dure depuis sept ans lui aussi, et on peine à croire qu'il ne s'enflammera pas davantage.  

Concernant les inévitables fluctuations du cours du baril, quelques épisodes de panique mis à part, il a continué d'osciller autour d'une moyenne à long terme de $60. La mania du tout-électrique et les gros titres apocalyptiques n'ont finalement guère impacté la consommation de brut, toujours à ses plus-hauts historiques.

De leur côté, les stocks atteignent des volumes proches de leurs plus-bas historiques après plusieurs années de sous-investissement dans l'exploration et le développement de nouveaux gisements. Cette configuration d'une offre qui traîne derrière la demande préfigure des lendemains plus heureux pour le secteur.

En pratique, le narratif du "peak oil" qui fait rage depuis plus d'un demi-siècle — initialement sur l'offre, désormais sur la demande — n'a manifestement rien à envier au narratif du "peak coal", car la consommation de charbon est elle aussi à des plus-hauts historiques malgré toute la mauvaise publicité qu'elle mérite. L'exemple est probant.

Bref, pour les investisseurs patients qui pensent que le pétrole restera une matière première indispensable à la civilisation moderne, sans pour autant être prêts à parier sur des producteurs juniors avec un meilleur "torque" mais des positions financières plus précaires, Suncor — le sujet de cet article — se distingue comme une alternative extrêmement attractive.

La major canadienne n'a peut-être pas le potentiel de revalorisation des juniors, mais elle possède un modèle d'affaires hyper-résilient, tandis que sa valorisation boursière du moment sous-estime dramatiquement la qualité de ses actifs. De cette incohérence découle une extraordinaire marge de sécurité pour les investisseurs qui entrent à ce cours.

Avec son bilan-forteresse, son échelle et ses capacités intégrées — de la production à la distribution, en passant par le transport, le raffinage, le stockage et le trading — Suncor exploite en effet une infrastructure unique et non-reproductible en Amérique du Nord. Parmi les pièces de choix figurent la raffinerie Syncrude, le gisement de Fort Hill, les gigantesques sites de stockage à l'ouest du pays, et bien sûr le réseau de stations-services Pétro-Canada, entre autres.

En raffinage, Suncor a une capacité de près de 400 000 barils par jour. En production, le groupe extrait 780 000 barils par jour — soit 0.8% de la production mondiale — grâce à l'exploitation des sables bitumineux qui lui assurent a minima trente années de réserves prouvées. On ne mentionnera pas ici les réserves probables, elles aussi substantielles.

Les gisements dits de sables bitumineux ont l'avantage de décliner lentement, d'être peu coûteux à exploiter et de ne poser aucun risque géologique. L'inconvénient est leur coût de développement prohibitif, mais chez Suncor celui-ci a été amorti depuis longtemps ; quant à l'impact environnemental, il est gardé sous contrôle par de drastiques législations provinciales et fédérales.

Sous la direction du précédent directeur général Steve Williams, le groupe a réalisé l'opportuniste acquisition de Canadian Oil Sands en plein pic de la panique causée par la pandémie, et sanctuarisé encore davantage sa position en Alberta. Bien inspirée, cette opération de croissance externe devrait se révéler très lucrative sur le long terme.  

Toutes choses égales par ailleurs, l'ensemble de ces atouts permet à Suncor d'assurer une production rentable d'un bout à l'autre de la chaîne à $45 le baril. Avec un scénario de baril à $55 — du reste tout à fait raisonnable — le groupe s'engage donc à retourner $21 par titre à ses actionnaires sur les cinq prochaines années : $8 en dividendes, $7 en rachats d'actions, et $6 en réduction de dettes.

Ceci pour un cours du titre d'à peine $19, soit un "cash yield" de peu ou prou 22%, en sus d'une énorme décote sur la valeur des actifs de l'entreprise — dont nous avons choisi de faire abstraction ici, de sorte à garder l'analyse la plus simple possible.

On notera que l'opportunité n'a pas échappé aux membres de l'équipe de direction et du conseil d'administration, puisque ceux-ci ont personnellement multiplié leurs achats de titres sur le marché ces derniers mois.

Au chapitre des risques, car il y en a, on se souviendra que Suncor a eu maille à partir avec une série de difficultés opérationnelles ces dernières années, notamment des départs de feu sur son site de Fort Hill ; qu'on ne peut exclure un nouvel effondrement du cours du baril, nonobstant des années de sous-investissement dans le développement de nouveaux gisements ; enfin, les mains liées par les impératifs ESG, les grands investisseurs institutionnels pourraient continuer de bouder le secteur du pétrole et du gaz. 

Nous voyons les choses différemment, et pensons que parmi les grandes capitalisations Suncor est actuellement l'un des investissements les sûrs et les plus attractifs sur les marchés actions des pays développés. Nous avons accumulé des titres entre $15 et $19 depuis l'année dernière, et entendons ainsi rester actionnaires du groupe pour les prochaines années à venir.


L'auteur est actionnaire de l'entreprise présentée dans cet article via des véhicules d'investissement qu'il dirige ou qu'il conseille. Il est susceptible d'effecter des opérations d'achat ou de vente à tout moment.