* La "tech" française en pleine expansion, rivalise avec Londres

* "L'effet Macron" a aimanté les investissements étrangers

* Des jeunes pousses déplorent l'emprise des géants mondiaux

par Mathieu Rosemain et Michel Rose

PARIS, 26 juin (Reuters) - Quand le fondateur du moteur de recherche Qwant s'est rendu dans son centre des impôts de la ville de Nice pour régler un dossier, un agent a dû utiliser Google - le géant américain concurrent de sa société - pour savoir ce qu'il faisait. Echec : le pare-feu du service des impôts avait bloqué le site internet de Qwant.

Pour Eric Léandri, cet épisode illustre un paradoxe français : les start-up commencent à bénéficier du soutien apporté par Emmanuel Macron à l'écosystème mais les géants mondiaux de la tech également et tenter de rivaliser avec eux s'avère compliqué.

"Ce n'est plus le cas aujourd'hui mais vous imaginez ?", a-t-il dit à Reuters. "Cela donne une idée de la capacité des gens à ne pas voir les choses."

Mesurer le bilan d'Emmanuel Macron https://tmsnrt.rs/2JH3um9 (graphiques Reuters)

Au cours de ces dernières années, la "French Tech" a rattrapé son retard sur la Grande-Bretagne, le leader européen. Les fonds de capital-risque ont levé quelque 2,7 milliards d'euros dans l'Hexagone l'an dernier, détrônant la Grande-Bretagne (2,4 milliards) et reléguant loin derrière l'Allemagne, selon le cabinet d'études Dealroom.

Emmanuel Macron, un ancien banquier d'affaires de 40 ans qui se pose en fer de lance d'une jeunesse férue de nouvelles technologies, a promis de faire de la France une "start-up nation".

Il s'est employé à améliorer le financement des start-up, rendre la fiscalité davantage attractive et promouvoir un programme de visas pour la tech destiné à attirer les talents internationaux.

Dans le même temps, une nouvelle génération d'entrepreneurs montre aujourd'hui moins d'appétence pour des carrières dans l'administration ou au sein du CAC 40 et souhaite innover.

Et les financements nombreux débloqués par Bpifrance cherchent à encourager les compétences françaises dans les domaines des mathématiques et de l'ingénierie à nourrir le secteur.

Emmanuel Macron s'est également efforcé d'attirer les investissements des champions internationaux comme Google , Apple, Facebook et Amazon - les "Gafa" - ce qui suscite des frustrations chez certaines jeunes pousses qui peinent à s'imposer en ce début de mandat d'Emmanuel Macron.

COMMENT RIVALISER

Pour le fondateur de Snips, une start-up spécialisée dans l'intelligence artificielle qui développe un "Alexa killer" pour rivaliser avec l'assistant vocal d'Amazon, les annonces par des géants de la tech - salués par le président français - de l'ouverture de centres d'IA en France laissent un goût amer.

"Qui sont les cinq boîtes qui investissent le plus qui sont mises en avant ? C'est Samsung, Facebook, Microsoft . Il n’y a pas un Français", explique Rand Hindi, génie de l'informatique ayant appris à coder à dix ans et fondé sa première start-up à 14.

"C’était de la com externe, pour dire que la France attire les grands. Je pense que j’aurais fait pareil à sa place, (...) pour faire en sorte que les journaux américains, anglais, parlent de nous. Mais, effectivement, ça sonnait un peu faux en interne", ajoute-t-il.

Vêtu d'un long vêtement noir, arborant un chapeau et un pendentif brillant autour du cou, ce gourou de la tech en devenir fait son impression.

Mais le jeune homme de 33 ans explique que sa société qui emploie 70 personnes peine à décrocher des contrats avec de grands groupes français, qui optent le plus souvent pour les géants américains connus de tous.

Il raconte sa déconvenue avec une grande société du CAC 40 qui, après plusieurs mois de discussions et un test technique montrant que Snips dépassait son concurrent américain, a préféré choisir le second et son support technique pléthorique.

Cet échec illustre le défi que devra relever Emmanuel Macron pour atteindre son objectif de faire de la France un leader en intelligence artificielle.

Les groupes de technologie saluent les mesures de soutien d'Emmanuel Macron et comprennent sa volonté de rompre avec un certain dirigisme à la française consistant à ériger des champions nationaux maintenus à flot par les subventions.

Dans ce nouveau paradigme, ils se demandent cependant comment grandir sur la scène nationale et au-delà.

"Le vrai sujet c’est que les Américains achètent américain, les Chinois achètent chinois et les Européens achètent américain. Ça ne marche pas", estime Rand Hindi, tout en refusant le recours au protectionnisme.

"Mais à chaque fois que je vois une entreprise française acheter une technologie américaine alors qu’une équivalence européenne existe, je considère cela comme une trahison de l’écosystème."

Lors du sommet "Tech for Good" organisé par le chef de l'Etat à l'Elysée le mois dernier, une large majorité de la soixantaine d'invités étaient des dirigeants d'entreprises étrangères, dont les numéros un de Facebook et Microsoft Mark Zuckerberg et Satya Nadella.

Alors que les critiques naissaient sur le manque de représentation de talents locaux, la liste d'invités s'est allongée en dernière minute de quelques start-up françaises, dont le service de covoiturage BlaBlaCar et le spécialiste du cloud OVH.

OBSTACLES

La décision du géant français des services informatiques Atos de s'allier avec Google a particulièrement déçu.

Le groupe est dirigé par l'ancien ministre de l'Economie Thierry Breton, pourtant héraut du 'made in France'.

La réglementation française, en dépit de nombreuses réformes pour la moderniser, joue parfois contre les jeunes pousses.

Trois bilans annuels sont parfois obligatoires pour pouvoir se porter candidat à des marchés publics, un prérequis qui n'existe pas aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni.

L'Europe de la finance et du numérique reste fragmentée et il n'existe pas de "Nasdaq européen" offrant une fenêtre de sortie aux fondateurs dans une région où les grands groupes font toujours preuve d'une grande frilosité en matière d'acquisitions.

En dépit de ces obstacles, la "French Tech" suscite beaucoup d'espoirs.

Les équipes d'Emmanuel Macron veulent trouver le juste milieu entre créer l'environnement le plus favorable et éviter l'intervention directe.

"C'est ni Airbus, ni le minitel", a expliqué un conseiller au sujet des projets du président pour gagner la "bataille" de l'intelligence artificielle.

"On est peut-être moins interventionnistes dans la constitution de champions français, en revanche on veut créer le cadre pour pouvoir faire émerger ces champions naturellement par la qualité de leur offre, de leur situation géographique, de leur équipe de management", a expliqué un autre conseiller.

L'accélération des investissements étrangers a déjà permis de tarir la fuite des cerveaux alors que la France a notamment vu partir le scientifique Yann LeCun, qui dirige la recherche en intelligence artificielle de Facebook.

"Il y a un effet d'entraînement. (Emmanuel) Macron a réussi à faire cela. Il y a beaucoup d'entreprises qui s'installent, des cerveaux étrangers qui reviennent", explique Antoine Bordes, qui dirige le centre d'intelligence artificielle de Facebook implanté dans le centre de Paris.

Mais certains dans l'entourage même du président lancent une mise en garde.

"Ils investissent ici, donc ce sont des alliés. Ils captent de la ressource locale, donc ce sont des concurrents", a dit à Reuters Cédric Villani, député de la République en marche qui conseille Emmanuel Macron sur le sujet de l'intelligence artificielle.

Pour le député, le risque pour la France c'est de perdre son indépendance : "Cela s’appelle une cybercolonisation."

(Gwénaëlle Barzic pour le service français, édité par Dominique Rodriguez)