Qu’elles soient fondées ou infondées, ces histoires - qui circulent dans les couloirs de bureau, à la machine à café, dans les cours de récréation, aux repas de famille ou en soirée pour briller en société - ont une influence capitale sur le destin de l’économie et la valorisation des actifs. Qu’il s’agisse de croire que les cryptomonnaies ne peuvent que monter, que l’immobilier est un placement sans risque, que certaines grandes banques sont trop grosses pour faire faillite ou qu’une action a tellement baissé qu’elle ne peut pas descendre plus bas, nous croyons tous à des histoires plus ou moins vraies, plus ou moins vérifiées, mais qu’importe : ces histoires, transmises de bouche à oreille, relayées par des médias d’information et de plus en plus sur les réseaux sociaux, sont virales car elles nous plaisent. Et malgré le poids évident qu’elles ont dans nos prises de décisions pour savoir où et quand investir, elles sont relayées au second plan par les investisseurs qui se persuadent d’être doués d’une perception plus fine et rationnelle de la réalité que la moyenne de la doxa. Que nenni, nous sommes tous sujets à des biais émotionnels. Les accepter et les comprendre est la seule voie pour apprendre à les maîtriser.
C’est impressionnant à quel point l’étude des histoires populaires qui affectent le comportement humain a le potentiel d’améliorer nos prises de décisions face à l’incertitude, aux paniques de marché, aux crises financières ou tout autre évènement économique majeur afin de mieux saisir les opportunités qui se présentent à nous. Nous allons tenter de comprendre comment et pourquoi ces histoires ont un poids important sur l’économie, et notamment sur les marchés financiers et la valorisation des actifs, et comment y faire face pour prendre de meilleures décisions en tant qu’investisseur.
Le pouvoir de la narration
Les histoires sont un moyen efficace de transmettre des informations et des valeurs importantes d’un individu ou d’une communauté à l’autre. Les histoires personnelles et émotionnellement captivantes engagent davantage le cerveau (notamment par la sécrétion d’ocytocine, une hormone du bien-être), et sont donc mieux mémorisées, que de simplement énoncer un ensemble de faits. L’important c’est que cela fasse sens pour nous, que l’histoire qui nous est racontée résonne avec notre vécu et notre perception du monde. Une histoire aura ainsi toujours plus d’impact qu’une statistique.
Les investisseurs savent de quoi je parle : le pouvoir de la narration. C’est impressionnant de voir à quel point un récit bien construit peut être convaincant. Et ça, les marques et les influenceurs l'ont bien compris. Prenez le cas de Tesla par exemple. Elon Musk a créé un imaginaire tellement fort autour de la marque Tesla sans dépenser un seul dollar en budget communication. C’est l’histoire d’un petit génie qui a fondé Zip2 puis X.com quelques années plus tard (qui sera renommé Paypal), avant de se lancer dans sa mission de vie : sauver l’humanité en préservant la planète (l’objet de Tesla et des voitures électriques pour faire face aux “méchants constructeurs de véhicules thermiques qui polluent”) ou en trouvant un nouveau lieu d’habitation pour les humains (l’objet de SpaceX avec en ligne de mire la colonisation de la planète Mars). Cette histoire de préservation de la planète et de rêve spatial nous donnent l’impression de faire partie de quelque chose de plus grand que nous. Tout cet imaginaire collectif partagé par beaucoup de fans - dont ces histoires résonnent en eux comme pleines de bons sens - a créé beaucoup d’engouement autour des entreprises d’Elon Musk au-delà de la sphère financière. Cela a ainsi permis de lever beaucoup de capitaux, nécessaire à la réussite de son projet dans une industrie très capitalistique, et a propulsé les actions Tesla vers des sommets. Finalement, Elon Musk a réussi à propulser Tesla au rang de n°1 mondial des constructeurs de véhicules électriques grâce à son génie entrepreneurial mais aussi de par son storytelling bien ficelé. C’est mégalo, c’est probablement galvaudé, mais ça fonctionne.
Les récits ont plus d’impact que les statistiques
Nous aimerions penser que les investisseurs utilisent toutes les informations dont ils disposent pour prendre des décisions d'investissement et qu’ils pèsent le pour et le contre en fonction du poids de chaque donnée sur la réussite potentielle de leur investissement. Mais voilà, la réalité est que les histoires prennent plus de place que les statistiques dans notre processus décisionnelet surtout elles restent plus longtemps en mémoire. Les travaux de Thomas Graeber à l’Université d’Harvard ont montré qu’une histoire qui a autant d’influence qu’une statistique sur une prise de décision à un instant T verra son importance augmenter dans le processus décisionnel par rapport à la statistique au fur et à mesure que le temps passe. Si nous ajoutons à cela, le biais de confirmation (ie : tendance à rechercher en priorité les informations qui confirment notre manière de penser et à négliger tout ce qui pourrait la remettre en cause), nous avons un véritable cocktail qui influence négativement nos prises de décisions.
Toutes les histoires ne sont pas fausses. Certaines sont vraies et d’autres contiennent un noyau de vérité saupoudré d'exagérations. Étant donné que l’humain est un être profondément émotionnel et irrationnel, ces histoires se retrouvent sur les marchés financiers qui ne sont que le reflet de la somme des avis divergents et paradoxaux des humains (influencés par ces histoires) pondérés de leurs capitaux.
Si les histoires bien ficelées modifient effectivement nos attitudes, nos croyances et nos comportements, elles n’ont pas la même influence selon l’échelle de temps. Si à long terme les marchés sont rationnels et finissent par suivre la croissance des bénéfices par action pondérée des taux sans risque, à court terme cependant, les marchés peuvent réagir exagérément à une nouvelle ou une crainte sous-jacente.
Pensez que les marchés sont rationnels, c’est oublier une bonne partie de l’histoire boursière. N’oublions pas que des hollandais ont acheté des bulbes de tulipes plus chers que le prix de leur maison, que des spéculateurs ont acheté tout ce qui se finissait par .com sans regarder les valorisations ou que des fanboys de WallStreetBets ont fait grimper des meme stocks pour faire griller des hedge funds en mode vente à découvert. Les marchés ressemblent davantage à un torrent fougueux aux courants multiples et contraires qui brassent une logique plus onirique que causale.
Les récits amplifient la réalité et peuvent créer des opportunités
Les récits qui fonctionnent le mieux font appel à une réalité mais la déforme et l’amplifie, ce qui amène à des exagérations des variations des cours - à la hausse comme à la baisse - et donc l’apparition d’anomalies de marché. Ces récits se basent sur des faits d’actualités et des phénomènes de sociétés tels que la pandémie de covid-19 et le confinement généralisé (2020), l’invasion de l’armée russe et le début de la guerre en Ukraine (2022), les risques de récession suite à une inflation galopante non maîtrisée et des taux de financement qui explosent (2022-2023), pour ne citer que les plus récents. D’autres récits sont moins macro et plus sectoriels, je pense notamment aux secteurs en vogue du cloud computing avec la numérisation de la société, du lithium avec la raréfaction des ressources et l’avènement des véhicules électriques ou encore de l’hydrogène comme nouvelle voie dans la mobilité de demain. D’autres secteurs moins à la mode pâtissent de l’effet inverse, c’est-à-dire d’une impopularité : les secteurs pétrolier, bancaire et automobile (ex-EV) sont les plus touchés (et cela se retrouve dans leur valorisation relative au reste du marché). Si cette surcote ou décote est en grande partie justifiée et fortement liée aux perspectives de croissance future, elle est souvent amplifiée par les opérateurs par manque de visibilité sur l’avenir.
Parfois, ce manque de visibilité peut créer de vraies opportunités. C’était le cas en novembre 2022 sur Meta Platforms où la société paraissait anormalement valorisée. Mon cher collègue Xavier Delmas a d’ailleurs consacré une vidéo sur le sujet sur la base d’un travail du professeur Aswath Damodaran. Le titre a plus que doublé depuis en passant en moins de 6 mois de $88 à $240 à l’heure où j’écris ces lignes (15/05/2023). Cependant, la plupart du temps, le marché a raison et des initiés ont surement une information que vous ne détenez pas (encore). Nous verrons un autre exemple un peu plus loin dans l’article.
Mais la plupart du temps, le marché a raison
Toute la difficulté est de quantifier cette influence en terme de retour sur investissement pour les investisseurs. Faut-il profiter des mouvements de foules sur les actions à la mode ? Ou au contraire, être contrariant et acheter ce qui baisse injustement ?
A vrai dire, ça dépend. Beaucoup de variables entrent en jeu. D’un côté, lorsque vous entrez sur un titre après un “stock-bashing” sur une action en particulier ou sur tout un secteur, vous pouvez faire une bonne affaire car comme le dit Warren Buffett : “le prix est ce que vous payez, la valeur est ce que vous obtenez”. Si vous pouvez une action qui vaut 1€, au prix de 50 centimes, vous faites une bonne affaire ! En théorie, c’est très vrai, mais en pratique, la plupart des baisses en apparence injustifiées se révèlent quelques temps plus tard justifiées.
Prenez l’exemple d'Orpea, dont la capitalisation boursière a fondu de 98% depuis son plus haut à 129€ et de 96% depuis la parution du livre “Les fossoyeurs” le 26 janvier 2022. Le titre avait d’ailleurs chuté de 42% la semaine avant la parution du livre. Après la chute soudaine du titre de plusieurs dizaines de pourcents en quelques jours, un investisseur se concentrant sur la valeur aurait pu penser que de simples rumeurs sur la “réputation” de la société ne permettaient pas de justifier une telle baisse. Après tout, Orpéa, c’est tout de même des actifs et il y a un plancher lié à la valeur de ses actifs. C’était sans compter sur la faiblesse du bilan de la société, la restructuration de la société et la dilution massive des actionnaires qui s’en ai suivi. C’est comme si le marché savait dès janvier 2022 que la société allait s’écrouler 6 mois plus tard.
Les récits expliquent le cours des actions
Contrairement à ce que l'on croyait il y a quelques années, les récits sont d’une importance majeure pour expliquer le cours des actions. Comme l'a souligné Robert Shiller lors de son discours présidentiel à l'American Economic Association en 2017, qui s'est ensuite transformé en livre (Narratives Economics, 2019), ces récits peuvent expliquer l’économie de marché. Robert Shiller soutient que pour améliorer leur compréhension de l'économie et des marchés financiers, les économistes doivent regarder au-delà des indicateurs économiques typiques pour incorporer les histoires qui affectent les comportements économiques individuels et collectifs. Ce n'est qu'avec les technologies récentes telles que l'IA et l'analyse textuelle (traitement du langage naturel) que nous pouvons exploiter ces récits de manière systématique pour mesurer l’impact sur le cours des actions. Par exemple, les travaux de Pukthuanthong (2021) ont permis de traiter près de 7 millions d’articles du New York Times au cours des 150 dernières années. Ce chercheur a montré que l’analyse des récits de panique dans les pages du New York Times est tout à fait pertinente pour prédire les rendements futurs du marché boursier américain. Les travaux de Calomiris et Mamaysky (2019), Engle et al. (2020) ou de Blanqué et al. (2022) arrivent aux mêmes conclusions : les récits ont une importance majeure sur le cours de bourse des actions et influencent grandement l’économie de marché.
L’effet momentum lié à la popularité des actions
Pour étudier l'impact de ces récits sur les actions, des chercheurs chinois ont analysé le concept des "actions thématiques", les regroupant selon la nature de leur activité plutôt que par secteur. Par exemple, certaines actions technologiques sont liées à la thématique de l’intelligence artificielle alors que d'autres sont davantage liées à la cybersécurité. Pourtant, elles font toutes parties, dans cet exemple, du secteur technologique. Mais une analyse plus fine des thématiques permet de mesurer l’impact des récits de manière plus pertinente. Ainsi, dans le cadre de cette étude chinoise, les applications de trading dans l’Empire du Milieu regroupent ces actions et permettent aux chercheurs d'analyser les tendances des récits. Ce qu'ils ont découvert, c'est un effet d’entrain lié aux récits de marché incite les investisseurs à miser sur des actions populaires et à vendre celles dont l'intérêt fléchit. Les actions associées à un récit populaire profitent de cette popularité et subissent une baisse lorsque celle-ci diminue. Le graphique ci-dessous montre la performance d'une stratégie basée sur des actions liées à des récits gagnant ou perdant en popularité, ainsi qu’une stratégie long-short visant à acheter ce qui gagne en popularité et vendre à découvert ce qui baisse en popularité. La surperformance est impressionnante pour la stratégie long-short, atteignant 15% par an entre mi-2014 et fin-2021, bien au-delà des indices chinois.
Performance de la stratégie d'investissement en actions thématiques en Chine :
Source : Du et al. (2022) in Klement Investing
Bien que l'on puisse critiquer l'application de cette méthode au marché chinois, dont la dynamique diffère des marchés développés, l'effet d'entrain généré par ces récits semble exploitable. Il semble qu’il y est une sorte de momentum lié aux actions à la mode. Cependant, il faut mesurer le risque que cela représente et savoir être agile pour sortir au bon moment lorsque la popularité finit inexorablement par décliner un jour ou l’autre. En pratique, tout ceci semble très difficile mais regardons s’il existe des tendances.
Les récits influencent inégalement le marché
Le chercheur Chukwuma Dim a trouvé des choses similaires lorsqu’il a mesuré le bêta du prix des actions par rapport aux récits du marché de toutes les actions américaines.Il a constaté que les actions ayant un "bêta narratif" plus élevé connaissaient une augmentation du “bruit” autour de leur prix d'action, un volume de transactions plus élevé et une moindre informativité du prix de l'action par rapport aux fondamentaux futurs. En d'autres termes, les actions ayant une forte exposition à un récit de marché (positif comme négatif) commencent à s'éloigner de plus en plus des fondamentaux et deviennent plus volatiles.
Ce qui est aussi intéressant dans leur étude, c'est qu'ils montrent quelles parties du marché américain ont une exposition plus élevée aux récits de marché et comment cela influence la valorisation de ces actions. Le graphique de gauche révèle que plus la taille de la société est grande, plus elle a des chances d’être exposée à ces récits et plus son bêta narratif est élevé. C’est assez logique quand on y pense. La plupart des investisseurs narratifs se concentreront sur les plus grandes entreprises pour jouer un thème (Nvidia pour les semiconducteurs, Tesla pour les véhicules électriques, etc). Mais si nous combinons cette observation avec le fait que les actions soumises à des récits deviennent désancrées de leurs fondamentaux, cela signifie que les petites actions sont en moyenne beaucoup plus tirées par les fondamentaux. En d'autres termes, l'analyse fondamentale est beaucoup plus susceptible d'être un exercice utile pour les petites actions que pour les grandes actions.
Ensuite, dans le graphique de droite, nous remarquons que les sociétés pharmaceutiques et des matières premières ont une exposition plus élevée au récit de marché dominant. Ce n'est pas non plus surprenant, étant donné que la majeure partie du récit de la dernière décennie a été dominée par la montée de la Chine, la transition énergétique et la raréfaction des ressources d’un côté et l’avènement de traitements médicaux nouveaux et la pandémie de covid-19 d’un autre côté.
Bêta narratif par taille (gauche) et par secteur (droite) :
Source : Dim et al. (2023) in Klement Investing
Dans leur étude, les auteurs ont examiné non seulement les récits positifs, mais aussi les récits négatifs. Et il semblerait que les récits négatifs aient un impact plus fort que les récits positifs. En effet, par exemple, le récit sur la fin du pétrole en raison de la transition énergétique et le passage vers les énergies renouvelables a fait baisser les cours des compagnies pétrolières très bas jusqu’à un plancher qu’on ne pensait pas atteindre. Les auteurs constatent que cet effet négatif est plus important que la poussée des récits positifs, reflétant essentiellement l'aversion à la perte des investisseurs. Ces récits négatifs font donc baisser les prix des actions bien en dessous de la valorisation justifiée par les fondamentaux. Non seulement ces récits peuvent déprimer les prix des actions pendant longtemps, mais une fois que le récit change comme avec le retournement des prix du pétrole en 2020 puis l’accélération avec le début de la guerre en Ukraine en 2022, la performance peut être explosive et durer beaucoup plus longtemps que ce que de nombreux investisseurs pourraient s’y attendre.
Points clés à retenir :
- Les histoires ont un impact plus fort et plus durable sur notre perception de la réalité et nos prises de décisions que les statistiques.
- Les récits peuvent expliquer une grande partie des fluctuations boursières et leur analyse peut être utilisée pour améliorer les prévisions des rendements futurs du marché boursier.
- Les récits qui fonctionnent le mieux font appel à une réalité mais la déforme et l’amplifie, ce qui amène à des exagérations des variations des cours - à la hausse comme à la baisse - et donc l’apparition d’anomalies de marché.
- Savoir comment s'articulent les récits sous-jacents à un marché, une thématique ou une entreprise, positifs et négatifs, est donc essentiel pour positionner un portefeuille, en particulier concernant les grandes capitalisations et les secteurs pharmaceutiques et des matières premières.
- Les actions ayant une forte exposition à un récit de marché (positif comme négatif) sont plus volatiles et leur valorisation a plus de chances de s’éloigner de leurs fondamentaux.
- Il existe un effet momentum lié au gain ou à la perte de popularité d’une action.
- Même si les récits négatifs font baisser de manière exagérée le cours des actions exposées à ces récits et que cela créé parfois des opportunités d’investissement, chaque cas doit être analysé indépendamment. Il faut se méfier de ce que l’on pense savoir à propos d’une société, toutes les informations ne sont peut être pas encore dans le domaine public. Et la plupart du temps, le marché a raison de se désintéresser d’un titre.
Les illustrations ont été générées par Tommy Douziech grâce à l'outil Midjourney