Pour démarrer, un rappel, au-delà des hystéries et des caricatures : à tous les niveaux (électricité, transport, industrie, agriculture, etc.) notre civilisation moderne continue de très largement reposer sur l'utilisation des énergies fossiles. En 2021 au niveau mondial, la consommation d'énergie primaire représentait 176 TWh. Sur ce total, 19% (33 TWh) étaient produits par les renouvelables, dont un tiers par la biomasse (essentiellement le chauffage au bois). C'est ce qu'illustre le graphique ci-dessous (source : Our World in Data avec Vaclav Smil et BP).

Si l'on recule le curseur en 2010, la consommation représentait 153 TWh et la part des renouvelables 15,7% (24 TWh). Cela signifie qu'en dépit d'investissements massifs pendant une décennie, qui représenteraient entre 3 000 et 5 000 Mds$ selon les estimations, le mix énergétique en faveur des renouvelables ne s'est accru que de 3,3%. En réalité, le tableau est même un peu plus compliqué que cela puisque la part des renouvelables atteignait 17% sur 123 TWh en 2000. A l'époque, 97% des 21 TWh produits par les renouvelables étaient imputables à la biomasse et à la production hydraulique. L'éolien, le solaire et les autres ENR dites "récentes" étaient encore réduites à la portion congrue.

Des éléphants dans la pièce

Bien sûr "l'éléphant au centre de la pièce", c'est la croissance de la Chine et de l'Inde. Les deux pays ont beau être encore loin de la consommation annuelle des Etats-Unis (très loin pour l'Inde), ils brûlent les étapes en brûlant du charbon (qui représente entre 55 et 60% de leurs mix-énergétiques respectifs), même si la Chine est le plus gros investisseur du monde en matière d'infrastructures de renouvelables et même si, oui, les économies occidentales sont toujours celles qui consomment le plus de ressources, et de loin. 

On ne s'amusera même pas à polémiquer sur le bilan carbone et l'efficacité réelle des modes de production récents : parcs éoliens qui impliquent de couler et transporter des milliers de tonnes de béton, et dont l'entretien repose sur des fluides dérivés d'hydrocarbures, minage intensif de divers minerais pour produire des panneaux solaires, production intermittente, etc.

Bref, en l'état aucune alternative ne peut remplacer les hydrocarbures en matière de densité, de disponibilité et de coût - les trois variables fondamentales de l'apprivoisement énergétique d'un état. D'ailleurs, le graphique ci-dessous montre bien l'ampleur du décalage entre le discours sur "utilisons des alternatives aux énergies fossiles" et la réalité de la production qui nourrit la consommation actuelle. 

Pourquoi ça coince ?

Qu'on le veuille ou non, dans le contexte actuel, le gaz naturel incarne un compromis idéal : il est abondant, facile à produire et beaucoup moins nocif pour l'environnement que le charbon. Dans le mix-énergétique mondial, le gaz naturel représente 23% de la production d'énergie primaire (40 TWh sur 176 TWh). On note que sa part a augmenté en 20 ans (en 2000 il représentait 19% de la production mondiale d'énergie).

Mais le propos du jour n'est pas de défendre une position plutôt qu'une autre, juste de poser des chiffres sur les enjeux de court terme. Pour ce faire, passons en revue le flux d'offre et de demande du gaz naturel, sujet bien sûr ultra-sensible depuis le début de la guerre en Ukraine. La situation est la suivante du côté des exportateurs :

  • L'Amérique du Nord produit 109 millions de pieds cubiques par jour (bcf/d) pour une demande domestique de 102 bcf/d. Sa capacité d'export est donc de 7 bcf/d.
  • La Russie produit 83 bcf/d pour une demande domestique de 56 bcf/d. Sa capacité d'export est donc de 27bcf/d.
  • Les Pays du Golfe produisent 66 bcf/d pour une demande domestique de 53 bcf/d. Leur capacité d'export est donc de 13 bcf/d.
  • L'Afrique produit 24 bcf/d pour une demande domestique de 15 bcf/d. Sa capacité d'export est donc de 9 bcf/d.
  • L'Amérique Latine produit autant de gaz qu'elle ne consomme : 17 bcf/d.

Quant aux importateurs, ils sont dans cette situation : 

  • L'Europe produit 23 bcf/d pour une demande domestique de 54 bcf/d. Ses besoins d'importation sont donc de 31 bcf/d.
  • L'Asie produit 64 bcf/d pour une demande domestique de 83 bcf/d. Ses besoins d'importations sont donc de 19 bcf/d.

De la confrontation de l'offre et de la demande, on peut tirer deux constatations majeures. D'une part la Russie représente la moitié des capacités d'export de gaz naturel. D'autre part, l'Europe et l'Asie ont besoin de 50 bcf/d. Les exportations hors-Russie sont de 29 bcf/d.

Voici quatre conclusions sur la situation à court terme (à moyen terme aussi d'ailleurs) : 

  • Il faut arrêter de se raconter des histoires avec les renouvelables et la diabolisation des énergies fossiles et regarder les réalités en face. Les grandes incantations ne valent rien lorsque la lumière s'éteint, que l'eau du robinet ne coule pas ou que la chasse d'eau ne se remplit plus (n'oubliez pas qu'il faut des pompes pour l'eau potable et l'assainissement). 
  • Au-delà des tragédies humanitaires, les conséquences de la guerre en Ukraine sont globales et entraîneront nécessairement une récession mondiale majeure si le conflit s'éternise faute d'énergie disponible. On sait que ce genre de spirale peut avoir des conséquences politiques et sociales majeures. 
  • La situation actuelle place l'Europe et l'Asie en concurrence frontale pour sécuriser leurs apprivoisements énergétiques, d'où des hausses de prix dramatiques et des tensions géopolitiques à venir. A ce stade, le Japon est déjà pénalisé, parce que c'était la destination habituelle du GNL mondial bon marché, qui est de l'histoire ancienne depuis que l'Europe surenchérit pour gonfler ses réserves. 
  • Dans leur effort pour sécuriser toutes les sources de gaz possibles et imaginables, les pays riches vont laisser les pays émergents en possible situation de détresse énergétique, ce qui va retarder le développement économique et humain. Le Pakistan (233 millions d'habitants) et le Bengladesh (162 millions d'habitants) paient déjà un lourd tribut à la situation, mais ce ne sont pas les seuls. 

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