Dans cet article, nous chercherons à comprendre pourquoi l’être humain se laisse influencer par la foule. Nous verrons d’ailleurs que même les professionnels de la finance peuvent se faire avoir dans leurs estimations de bénéfices et leurs prévisions de prix cible. Enfin, nous verrons comment vous pouvez tirer votre épingle du jeu pour analyser avec plus de justesse vos actions et prendre de meilleures décisions d’investissement. 

Pour trouver la réponse à ces questions saugrenues, il faut d’abord se plonger dans l’histoire de l'humanité. 

  • L’être humain est un animal social influençable 

La question de l’influence d’un groupe sur nos décisions individuelles se pose dans toutes nos interactions sociales : dans le choix de votre tenue avant d’aller au travail le matin ou le plat que vous allez choisir au restaurant avec vos amis. 

Mais pourquoi nos décisions sont-elles influencées par ce que les autres pensent de nous ? 

Nous allons y venir, mais regardons tout d’abord une petite expérience sociale. 

Une expérience édifiante a été réalisée il y a quelques années. Le test consiste à placer un groupe de patients dans une salle d’attente d’un cabinet médical. Une dizaine de cobayes au courant de l’expérience ont pour rôle de se lever à chaque fois qu’une sonnette retentit. Lorsqu’une nouvelle personne témoin non prévenue de l'expérience en cours entre dans la salle d’attente, les chercheurs ont observé qu’en moyenne la personne se lève au bout de la troisième sonnette en même temps que les autres. Sans savoir pourquoi elle fait ça, elle préfère imiter le groupe plutôt que de rester seule assise. Ce qui en encore plus éloquent, c’est lorsque toutes les personnes prévenues du test quittent la pièce, la personne témoin continue de se lever à chaque sonnette et influence même les nouvelles personnes qui rentrent à faire de même. La personne témoin a alors intégré les nouvelles règles du groupe. 

Salle d'attente

Vous allez me dire : mais comment est-ce possible de se faire influencer à ce point ? 

Nous sommes en réalité tous influençables parce que nous sommes humains. Notre cerveau a été programmé pour ça durant des millénaires. Et il faut remonter à nos ancêtres les hommes de Cro-Magnon pour comprendre le résultat de cette évolution. 

Nos ancêtres sont nécessairement des personnes qui aimaient vivre en communauté et ce pour une raison simple : vivre seul à cette époque doit grandement amoindrir ses chances de survie. Entre la difficulté de trouver de la nourriture, le froid et les dangers de la nature, ce ne sont pas les occasions de mourir qui manquent. Vivre en communauté à cette époque, c’est pouvoir compter sur les autres pour se nourrir, chasser, se chauffer ou se défendre. 

croc-magnon

Les personnes les plus sociables et empathiques ont pu survivre plus facilement, trouver un partenaire plus facilement et donc se reproduire plus facilement. La sélectivité darwinienne s’est occupée du reste jusqu'à aujourd’hui pour favoriser les individus ayant une prédisposition sociale. Cette prime à la sociabilité a été une condition au cheminement de l’espèce humaine. 

Nous sommes à ce jour le résultat de plusieurs milliers d’années de sélection qui ont façonné notre cerveau et nos comportements primitifs. Si aujourd’hui nous restons influençables, c’est parce que nous ne pouvons nous dispenser intrinsèquement de ce que pensent les autres de nous-mêmes ; tout simplement parce que c’est ancré en nous, dans nos schèmes primitifs. 

Si vous vous êtes déjà demandé pourquoi les réseaux sociaux ont pris autant d’influence dans nos vies ou si vous restez dubitatifs sur les dernières tendances TikTok, l’explication se trouve peut-être dans votre tête. 

En fait, l’aval des autres, c’est un peu comme une récompense pour votre cerveau. Lorsque la communauté est d’accord avec vous ou que vous êtes d’accord avec elle, votre cerveau vous donne un bonbon (ça s’appelle la dopamine). 

Mais je vous rassure, ce qui se passe dans la tête d’un influenceur Instagram se passe aussi dans la tête du particulier qui s’apprête à passer son premier ordre sur les marchés sur les conseils de son analyste préféré. Et ce même analyste subit lui  aussi de plein fouet l'influence de la foule, notamment de ses pairs lorsqu’il décide de recommander une valeur. 

  • La fabrique du consensus 

Il n’y a qu’à voir la fabrique de l’opinion des analystes. 

Une étude récente datant de 2020 de Vitor Azevedo et Sebastian Müller décortique les prévisions des analystes dans 45 pays de 1994 à 2019. Les chercheurs ont recueilli pas loin de 3,8 millions de prévisions, rien que ça. D’après l’étude, sur une base équipondérée, les analystes américains ne sont pas en mesure d'offrir une surperformance moyenne. Les chercheurs ont également constaté que les analystes américains ont tendance à préférer les valeurs “glamour”, suivies et aimées de la plupart des investisseurs, ce qui pourrait expliquer pourquoi leurs recommandations n’offrent pas une plus-value par rapport au marché. 

Deuxième point probant : Un analyste qui se “mouille” en revoyant fortement ses prévisions à la hausse ou à la baisse a tendance à être suivi par les autres analystes, d’autant plus si il n’est habituellement pas habitué à faire des prévisions audacieuses. De même, un analyste qui arrive à un objectif de cours totalement décorrélé du cours actuel ou de la moyenne du consensus de ses pairs aura tendance à réduire ses prévisions pour correspondre à ces derniers. 

analystes se regardent

Une étude réalisée en 2018 par Peter Clarkson, professeur à l’Université de Queensland, confirme ces observations. Ce chercheur a analysé 1,3 million de prévisions de prix cibles sur des actions américaines entre 1999 et 2018. Il a pris en compte non seulement les facteurs fondamentaux et les prévisions de croissance, mais aussi le sentiment de marché, comme l’influence du plus haut à 52 semaines du cours des actions sur les prévisions futures des analystes. Le résultat est surprenant. Les divergences des prévisions de bénéfices futurs peuvent expliquer une partie des divergences des prix cibles des analystes. Cependant, ces prévisions sont ancrées sur un prix perçu comme “raisonnable” par la moyenne du consensus (0.16), elle-même corrélée au  plus haut des 52 dernières semaines (0.30). 

Le graphique ci-dessous montre que la corrélation entre le prix cible prévu et le sommet de 52 semaines d'une action est à peu près aussi élevée que la corrélation entre le prix cible prévu et les prévisions de croissance des bénéfices d'un an à deux ans dans le futur. En fait, les indicateurs non fondamentaux, comme les sommets sur 52 semaines et le sentiment des investisseurs, expliquent presque autant la variation des prévisions de prix des actions que les indicateurs fondamentaux. 

graphique des mecaniques

Source : Clarkson & Al., 2020. (in Liberum) 

Cet ancrage basé sur les cours récents des actions a des conséquences sur la pertinence des prévisions des analystes et la fabrication du consensus sur une valeur. 

L'étude a révélé que l'utilisation des prévisions de bénéfices se traduit par des prévisions de prix cibles qui sont prédictives de la performance future des actions. Cependant, les influences non fondamentales, telles que les plus hauts atteints lors des 52 dernières semaines, faussent la prévision du prix cible. 

En effet, plus le sommet des 52 dernières semaines d'une action est élevé par rapport à son historique, plus le prix cible sera sujet à un biais d'optimisme. Cela est dû au fait que les cours passés plus élevés ancrent les analystes dans des prix cibles plus élevés. Les prévisions sont alors moins précises puisque les cours élevés ont tendance à être suivis d'une performance moindre comme nous l’avons montré précédemment. 

  • Les biais cognitifs 

Nous venons de voir deux biais cognitifs qui influencent les investisseurs débutants comme confirmés : le biais d’optimisme et le biais d’ancrage. 

Le biais d’optimisme amène une personne a croire qu’elle est moins assujettie à être exposée à des événements négatifs. Dans notre cas, les analystes sous-estiment les risques et surestiment la valeur intrinsèque d’une action par rapport aux estimations de croissance et de rentabilité future de l’entreprise en question. 

Le biais d’ancrage correspond à la tendance des personnes à polariser leur raisonnement sur des éléments-clés fondés sur des évènements passés (pas toujours pertinents d’ailleurs), utilisés comme des repères mentaux lorsque ces personnes sont dans l’incertitude. Ce biais est d’autant plus fort avec les nombres (et donc le prix des actions) pour lesquels il est difficile de faire des estimations (la valeur intrinsèque d’une entreprise dans le futur par exemple). Ces ancrages permettent de prendre des décisions rapidement sans toutefois prendre suffisamment en compte les informations nouvelles. 

biais ancrage

Une expérience de James Montier, spécialiste de la finance comportementale, a montré que ce biais d’ancrage est fréquent chez les traders, les investisseurs et les analystes financiers, confrontés à prendre des décisions tout au long de la journée sur des estimations chiffrées basées sur des prévisions incertaines, relatives au consensus de la majorité. Autant dire, un vrai petit terreau pour les biais cognitifs. 

Dans cette expérience, James a demandé à des traders d’écrire les quatre derniers chiffres de leur numéro de téléphone sur un papier avant de leur demander si le nombre de physiciens à Londres était inférieur ou supérieur à ces numéros, puis de leur demander leur estimation du nombre de physiciens à Londres. L’idée est de voir si les quatre chiffres du numéro de téléphone ont agi comme une “ancre mentale” pour leur estimation du nombre de physiciens (alors qu’il n’existe bel et bien aucune corrélation). Les résultats sont sans appel. Les personnes avec les quatre derniers chiffres de leur numéro de téléphone au-dessus de 7000 ont répondu environ 8000 physiciens, contre une estimation à 4000 physiciens pour ceux dont les 4 derniers chiffres de leur numéro de téléphone étaient sous les 3000. 

Cet ancrage sur le prix d’une action est dépendant aux seuils psychologiques lié au cours de l’action (le prix d’introduction en bourse, le plus haut et le plus bas historique, le plus haut ou le plus bas sur 52 semaines, un prix rond qui agit comme un support ou une résistance, etc). 

Les ancrages les plus importants sont liés à la psychologie individuelle, relative à l’investisseur en particulier qui est positionné sur cette action. D’ailleurs, le biais d’ancrage est d’autant plus fort lorsque l’individu est investi sur le titre puisque son capital est en jeu. Ainsi, le prix d’achat a un impact puissant dans la tête de l’investisseur puisqu'il agit comme un prix de référence pour lui, le prix auquel il s’est positionné, qui était un prix juste pour lui. C’est là que l’écueil opère. 

Remettre en cause ce prix de référence revient à remettre en cause ses capacités de raisonnement à fixer un prix juste ou à choisir un bon dossier. Il devient pour l’humain beaucoup plus simple psychiquement de remettre en cause le scénario initial que de remettre en cause ses capacités personnelles. En considérant que ces ancrages permettent de prendre des décisions rapidement sans toutefois prendre suffisamment en compte les nouvelles informations de la situation (celles qui font chuter le cours de l’action), l’investisseur ne prend pas le temps d’analyser avec clairvoyance les conditions de son scénario. À partir de là, l’investisseur modifie souvent son scénario initial, une erreur classique dans l’investissement, pour le faire correspondre à son idéal. 

new normal

Source : Marketoonist.com 

C’est dans ces moments là que les cerveaux reptilien (le siège des comportements stéréotypés primaires et instinctifs) et limbique (siège des automatismes, des réactions de peur et de plaisir) prennent le relais du néocortex (le cerveau cognitif, siège du raisonnement, de la conscience et des activités cartésiennes les plus sophistiqués). 

L’investisseur qui constate une moins-value sur sa position peut en venir à se dire que le cours actuel est donc décoté par rapport au juste prix qu’il s’est fixé (parfois à juste titre, bien sûr). L’investisseur ne devrait pas tenir compte de sa moins-value dans sa prise de décision pour conserver, vendre ou renforcer sa position. Les mauvaises prises de décisions proviennent de cette volonté de ne pas perdre la face que ce soit en public auprès de ses pairs mais aussi en privé envers soi-même. L’humain admet difficilement avoir eu tort. Nous préférons conserver nos certitudes passées plutôt que de nous remettre en question. 

Le plus dur est donc de garder un raisonnement cartésien et de se poser les bonnes questions : 

  1. Est-ce que j’ai envie d’avoir cette position à ce prix dans mon portefeuille ? 
  2. Est-ce que je serais prêt à acheter cette position à ce prix-là aujourd'hui après cette chute au vu des raisons de mon achat ? 

Si la réponse est non, il faut peut-être couper la perte. 

Nous venons de voir le biais d’ancrage à l’échelle individuelle. Mais imaginez lorsqu’il est combiné à l'influence des autres. Il peut créer de vrais mouvements de foules irrationnels. C’est le fameux exemple des moutons de Panurge. 

  • Les moutons de Panurge 

Alors que Panurge, le célèbre personnage de Rabelais de la geste pantagruélique, part sur les mers avec ses compagnons chercher une réponse auprès de l'oracle de la Dive bouteille, il décide de se venger du marchand Dindenault qui l’avait insulté. Il décide d’acheter un mouton au marchand, puis de le jeter par-dessus bord afin que le reste du troupeau se jette à sa poursuite. Un mouvement de foule irrationnel légendaire dans l’histoire des moutons. 

Appliqué aux humains, ça donne des choses comme la crise des tulipes.

  • La Tulipomanie 

Cet engouement aussi rapide qu’absurde a eu lieu dans le nord des Provinces-Unies au milieu du XVIIème siècle. Arrivés en Hollande sur un voilier de la compagnie néerlandaise des Indes orientales, les bulbes de tulipes ont été l’objet d’une frénésie acheteuse. Cultiver des fleurs permet à l’époque de montrer son appartenance sociale, l’étendue de son réseau et de ses richesses, étant donné qu'elles sont rares et chères. Devenues de véritables objets de consommation ostentatoire, les tulipes s’échangent à des prix fous. Plus le prix des tulipes est cher, plus il est désirable (un peu comme des actions Tesla). C’est l’effet Veblen. La Tulipomanie entraîne le prix des tulipes vers le ciel, s'échangeant contre des hectares de terre ou des maisons de maître. La bulle explose en février 1637 lorsque les tulipes, objets rares à l’époque (participant à sa désirabilité) s’échangent partout en ville, et que tout le monde cherche à vendre des tulipes pour devenir riche. 

Ce mimétisme social poussé à l’extrême entraîne des anomalies de valorisation sur les actions de temps à autre. C’était le cas en mars 2000 avant l’éclatement de la bulle internet. 

Quelques mouvements de foules dans l'histoire :

moutons de panurges

C’est d’ailleurs souvent le cas lorsque certaines conditions ne sont pas remplies. 

Pour construire un consensus objectif, il faudrait que tous les analystes qui se forgent un avis n'aient pas accès aux opinions des autres, aient la possibilité d’avoir accès à toutes les informations objectives disponibles au même titre que leurs pairs et que la diversité d’opinion soit respectée. Malheureusement, ces conditions ne sont que très rarement réunies. 

Alors comment faire pour ne plus subir l’influence des autres lorsque nous analysons une entreprise ? 

  • Prendre de meilleures décisions d’investissement 

Chaque investisseur souhaitant investir sur des actions et se forger sa propre opinion doit savoir ceci. 

Il existe un biais cognitif qui s’appelle l’Endowment effect (traduisez ça par “aversion à la dépossession”). Ce biais est basé sur l’hypothèse selon laquelle les personnes accordent plus de valeur à un bien qu’il possède comparé à un autre. Il en résulte que l’on préfère souvent garder nos opinions et nos actions plutôt que d’en changer, même si objectivement, ce serait la meilleure chose à faire. 

Investir consiste alors à mettre son ego de côté et à se concentrer sur les faits. Pour cela, il convient de recueillir un maximum de données objectives, notamment sur les états financiers de l’entreprise qui nous intéresse. Puis à analyser ses données sans tenir compte du consensus des analystes dans un premier temps. 

Être conscient de ses biais cognitifs aide aussi à se concentrer sur les données objectives.

J’en parle ici : Le Test du Marshmallow : Êtes-vous fait pour investir ?

D’ailleurs, voici une liste de biais qui peuvent influencer vos décisions : 

les biais cognitifs

Source : Business Insider 

Enfin, une fois votre analyse terminée, soyez confiant dans votre décision, ne changez pas d’avis tous les quatre matins. Votre pire ennemi en bourse, c’est souvent vous-même. Prendre le temps d’étudier ses biais et ses émotions permet d’augmenter ses chances de réussite à long terme. Seuls les investisseurs avec des convictions peuvent tenir dans les moments de troubles du marché. Alors sachez ce que vous possédez et sachez pourquoi vous le possédez. 

J’aimerais finir avec une citation de Peter Lynch qui disait : "Votre succès final dépendra de votre capacité à ignorer les inquiétudes du monde pendant suffisamment longtemps pour laisser à votre investissement le temps de réussir”. Ce n’est peut-être finalement pas le cerveau mais l’estomac qui détermine le sort d’un investisseur. 

 

Illustrations : Olivier Campana.