Lorsque l'on vous dit disruption, vous pensez sûrement à disruption technologique amenée par les acteurs de la Silicon Valley. Il existe cependant un autre type d'innovation disruptive.

Il faut distinguer : 

  • Les innovations sustaining qui permettent de créer de meilleurs produits avec des bénéfices plus élevés pour les clients ; 
  • Les innovations low-end qui permettent de proposer des produits moins chers avec des bénéfices acceptables pour les clients. 

La disruption du segment inférieur du marché, souvent désignée sous le terme de "disruption de bas de gamme" (low-end disruption en anglais), bouleverse l'ordre établi en proposant des produits ou des services plus simples et moins coûteux qui attirent les clients jusqu'alors négligés. Les entreprises low-end disruptors rivalisent avec succès avec les acteurs historiques du secteur en reconfigurant leurs chaînes de valeur pour produire un produit ou un service d'une manière fondamentalement différente de celle de leurs pairs.  Ces solutions sont souvent appréciées pour leur facilité d'utilisation, leur prix accessible et leur disponibilité immédiate. Avec le temps, les disrupteurs de ce segment enrichissent leur offre, ajoutant des fonctionnalités et des capacités qui leur permettent de rivaliser avec les entreprises installées et de révolutionner les secteurs d'activité. 

Les disrupteurs de bas de gamme se caractérisent par une offre de qualité moyenne à correcte à leur début, ciblant des consommateurs peu exigeants mais souhaitant des prix plus accessibles et réalisant leurs bénéfices sur des volumes de ventes importants. 

La disruption de bas de gamme offre aux entreprises l'opportunité de cibler ces niches avec des solutions plus simples et moins onéreuses. En répondant aux besoins de clients avec des budgets restreints ou des exigences spécifiques, les entreprises peuvent pénétrer de nouveaux marchés et stimuler leur croissance. 

Cette forme de disruption est nécessaire lorsque les entreprises leaders d'un secteur se concentrent sur les clients les plus aisés. En démarrant par le bas du marché, les nouveaux venus peuvent s'établir solidement et améliorer peu à peu leur proposition de valeur. Cette tactique met au défi les leaders du marché et les incite à revoir leur stratégie. Les disrupteurs de bas de gamme bousculent souvent les acteurs traditionnels en offrant des solutions compétitives qui, bien que moins complètes au début, deviennent de plus en plus attractives au fil du temps. 

La disruption de bas de gamme peut servir de moteur à l'innovation dans des marchés devenus stagnants ou réfractaires au changement. L'arrivée de cette forme de disruption apporte souvent un vent de fraîcheur et pousse à l'amélioration continue. Elle stimule l'innovation en incitant les entreprises à rechercher des solutions plus économiques, à perfectionner leurs processus et à développer de nouvelles technologies. Ce processus bénéficie non seulement aux disrupteurs mais aussi à l'ensemble du secteur. 

Prenons quelques exemples emblématiques de trois acteurs qui ont bouleversé leur industrie respective : Toyota, Costco Wholesale et Ryanair

Toyota 

Toyota, le géant automobile japonais, a entamé son incursion sur le marché américain en 1957. À cette époque, l'industrie automobile était dominée par les constructeurs américains, avec des géants comme General Motors, Ford et Chrysler en tête. Toyota, alors relativement petit et inconnu en dehors du Japon, a dû faire face à un marché extrêmement compétitif et à des consommateurs fidèles aux marques américaines.

Pour s'imposer, Toyota a dû innover. L'entreprise a introduit le Toyota Production System (TPS), une approche révolutionnaire de la fabrication qui met l'accent sur l'efficacité et la qualité. Le TPS, également connu sous le nom de "Lean Manufacturing", repose sur deux principes fondamentaux : le "Jidoka" ("autonomation" sur le schéma simplifié ci-dessous) qui signifie que les défauts sont corrigés dès qu'ils sont détectés, et le "Just-In-Time" ("juste-à-temps" sur le schéma), qui assure que les pièces ne sont produites que lorsqu'elles sont nécessaires. 

Toyota Production System

Cette méthode de production a permis à Toyota de réduire les déchets, d'améliorer la qualité des produits et de réduire les coûts, donnant à la société un avantage concurrentiel significatif. Les véhicules Toyota sont rapidement devenus synonymes de fiabilité et de valeur, gagnant la confiance des consommateurs américains.

La disruption causée par Toyota sur le marché automobile américain a été considérable. Non seulement Toyota a offert une alternative compétitive aux voitures américaines, mais son système de production a également forcé l'ensemble de l'industrie à repenser ses opérations. Les constructeurs américains, confrontés à la baisse de leur part de marché, ont dû adopter des pratiques similaires pour rester compétitifs, ce qui a conduit à une amélioration globale de la qualité et de l'efficacité dans l'industrie automobile.

Au fil des années, Toyota a continué à innover, notamment en matière de technologie environnementale avec le lancement de la Prius en 1997, le premier véhicule hybride de masse au monde. Cette avancée a confirmé la position de Toyota en tant que leader dans le développement de technologies automobiles plus propres et plus durables.

Aujourd'hui, Toyota est l'un des plus grands constructeurs automobiles du monde, avec une présence significative sur le marché américain. L'entreprise continue de construire sur son héritage d'innovation et de qualité, tout en répondant aux défis de la mobilité du futur. La stratégie qui a commencé en 1957 avec l'introduction de méthodes de production avant-gardistes a permis à Toyota de transformer le paysage automobile et de devenir un acteur incontournable sur la scène mondiale. 

Costco Wholesale 

L'innovation de Costco réside dans son modèle d'affaires de club-entrepôt, qui a perturbé le marché de la grande distribution. En achetant en gros et en limitant les marges bénéficiaires, Costco a pu offrir des prix nettement inférieurs à ceux de la concurrence. Ce modèle a forcé les détaillants traditionnels à revoir leurs stratégies de prix et de stockage. En termes d'innovations, Costco a été l'un des premiers à adopter le concept de vente de produits sous sa propre marque, Kirkland Signature, lancée en 1995. Ces produits offrent une qualité comparable à celle des marques nationales, mais à un prix inférieur, ce qui a renforcé la fidélité des clients et augmenté les marges de l'entreprise. 

Le concept de vente au détail est le suivant : les clients paient une cotisation annuelle (60 $ US standard) qui donne accès aux magasins pendant un an, et en échange, Costco applique une stratégie de prix bas quotidiens (Strategy EDLP - Every Day Low Price) en majorant 14% sur les produits de marque et 15% sur les produits de marque privée, ce qui fait que les prix sont très, très bas. Il s'agit d'une proposition de consommateur très simple et honnête dans le sens où les frais d'adhésion achètent la fidélité du client (et représentent presque tout le profit) et Costco vend en échange des marchandises tout en couvrant simplement les coûts d'exploitation. De plus, en respectant une majoration standard, les économies réalisées grâce aux achats ou à l’échelle sont restituées au client sous la forme de prix plus bas, ce qui encourage la croissance et étend les avantages d’échelle. 

Une chose très importante pour le fondateur Jim Sinegal était que la société maintienne cette politique tarifaire sur la durée pour construire l'image de marque de Costco et renforcer la fidélité des consommateurs. Jim Sinegal était le premier à s'insurger contre les stratégies de promotions-prix (Strategy Hi-Lo - High-Low Prices), encore utilisées dans la plupart des enseignes aujourd'hui, essayant d'influencer le trafic dans les magasins en faisant monter et descendre artificiellement les prix. Chez Costco, le consommateur le sait : le prix est 14% ou 15% supérieur au prix de gros, point final. Cette transparence a largement participé à faire de Costco l'enseigne préférée des américains avec le plus haut taux de fidélité. 

Si cette stratégie est facile à comprendre, elle peut cependant être difficile à mettre en œuvre. En effet, l'acte d'acheter une adhésion a pour effet d'augmenter la part d'esprit de l'entreprise auprès du client de la même manière que les entreprises de biens de consommation espèrent le faire avec la publicité conventionnelle. Chez Costco, le consommateur a choisi de s'engager auprès du détaillant et la raison pour laquelle ils achètent est que le prix des produits est fixé à une majoration maximale de 14 % par rapport au coût. Cette majoration est deux fois plus faible que celle pratiquée par Walmart. Gagner de l'argent avec des marges brutes aussi faibles est donc un art en soi et présente bien évidemment un part de risque si l'opérationnel déçoit. Costco doit donc s'assurer que ses coûts d'exploitation soient le plus faible possible et que les prix de gros soient le plus compétitif possible. Pour cela, la société maintient le nombre maximum d'articles dans un magasin (environ 4000 SKUs) et chaque emplacement est vendu aux enchères aux fournisseurs. Costco attend de ses fournisseurs qu'ils proposent systématiquement et volontairement le prix d'acquisition le plus bas possible pour tous les articles sinon ils sont bannis définitivement en tant que source d'achat. 

Enfin, l'entreprise mise sur la croissance de son chiffre d'affaires qui agit comme un cercle vertueux. En effet, Costco bénéficie d'un effet d'échelle incroyable et les économies réalisées sur les coûts d'exploitation sont rendues aux clients avec des prix toujours très compétitifs et une offre de plus en plus qualitative. Si beaucoup d'entreprises cherchent à profiter de l'effet d'échelle, peu d'entre elles reversent leurs bénéfices aux clients en baissant leur prix. L'obsession de Costco de partager les avantages d'échelle avec le client rend l'avenir de cette entreprise beaucoup plus prévisible et moins risqué que celui d'une entreprise moyenne. 

Flywheel de Costco Wholesale 

Nick Sleep, célèbre investisseur, a décrit Costco comme une version commerciale du mouvement perpétuel dans son célèbre article "Perpetual Growth Machine" du 22 février 2005. Il expliquait déjà à l'époque la capacité de Costco à poursuivre les opérations lancées sans qu'une énergie supplémentaire ne soit nécessaire pour les maintenir. 

"L'avantage de Costco est sa base de coûts très bas, mais d'où vient-elle ? Non pas grâce à des terrains à bas prix, ou à des salaires bon marché ou à quoi que ce soit d’autre, mais à mille décisions quotidiennes pour économiser de l’argent là où il n’a pas besoin d’être dépensé. Cette économie est ensuite restituée aux clients sous la forme de prix plus bas, le client rend la pareille et achète davantage de produits, ce qui déclenche une boucle de rétroaction vertueuse." - Nick Sleep 

Ryanair 

Ryanair, la compagnie aérienne irlandaise à bas prix, a révolutionné le transport aérien en Europe depuis sa création en 1984. Fondée par la famille Ryan, elle a commencé comme une petite entreprise avec seulement une route entre Waterford en Irlande et Londres Gatwick. Cependant, c'est sous la direction de Michael O'Leary, qui a pris les rênes en 1994, que Ryanair a transformé son modèle d'affaires et est devenue un acteur dominant dans l'industrie aérienne.

S'inspirant du modèle des compagnies aériennes à bas prix américaines, comme Southwest Airlines, Ryanair a adopté et adapté ce concept pour le marché européen. La compagnie aérienne a réduit les coûts en simplifiant ses opérations. Elle a opté pour une flotte d'avions standardisée, réduisant ainsi les coûts de maintenance et de formation. De plus, Ryanair a commencé à utiliser des aéroports secondaires, moins fréquentés et donc moins coûteux, permettant de réduire les tarifs aéroportuaires et d'offrir des prix plus bas à ses clients. 

A l'époque, alors que le modèle de réseau en étoile dominait, les dirigeants de Ryanair ont délibérément choisi l'approche hétérodoxe du vol point à point pour augmenter le nombre de voyages que chaque avion pouvait effectuer par jour, réduisant ainsi le coût unitaire moyen. Cette stratégie de contre-positionnement a permis à la compagnie d'effectuer de sacrées économies. 

En matière de tarification, Ryanair a introduit un système de tarifs progressifs, où les premiers billets vendus sont les moins chers, incitant les clients à réserver tôt. Cette stratégie a permis de maximiser le taux de remplissage des avions et de générer des revenus supplémentaires à travers la vente de services annexes tels que la priorité d'embarquement, les bagages enregistrés et les sièges attribués. 

La disruption de Ryanair s'est également manifestée dans la publicité et la communication. La compagnie a souvent utilisé des campagnes publicitaires provocatrices pour attirer l'attention, créant ainsi une marque reconnue pour son audace et son approche non conventionnelle.

Les économies réalisées grâce à ces innovations ont permis à Ryanair de proposer des vols à des prix extrêmement compétitifs, défiant les compagnies aériennes traditionnelles. Cette stratégie a non seulement attiré les voyageurs soucieux de leur budget, mais a également stimulé la demande de voyages aériens parmi ceux qui n'auraient peut-être pas pu se permettre de voler auparavant.

Avec le temps, Ryanair a continué à évoluer, en ajoutant de nouvelles routes et en augmentant sa flotte. Elle est devenue l'une des plus grandes compagnies aériennes à bas prix en Europe, transportant des millions de passagers chaque année. En dépit de critiques concernant son service client et ses pratiques de travail, l'impact de Ryanair sur l'industrie aérienne est indéniable. Elle a forcé les compagnies aériennes traditionnelles à revoir leurs propres structures de coûts et à introduire des tarifs plus bas pour rester compétitives.

La success-story de Ryanair est un exemple classique de la manière dont une entreprise peut perturber un secteur en adoptant une stratégie d'innovation et de réduction des coûts. En se concentrant sur la simplicité, l'efficacité et les tarifs bas, Ryanair a non seulement survécu dans un marché compétitif, mais a prospéré, devenant un modèle pour d'autres compagnies aériennes à bas prix à travers le monde telles que Easyjet ou Wizz Air

La croissance de Ryanair entre 1997 et 2023

Source : Quartr

Ces trois entreprises partagent quelques traits de caractère. Premièrement, l'attrait pour les perturbateurs de bas de gamme est leur résilience face à la concurrence. Au début, les sociétés historiques ne se méfient généralement pas trop de ces nouveaux acteurs. Elles se disent que ces nouveaux entrants ne jouent pas sur les mêmes plates bandes. Mais au fur et à mesure, elles stabilisent leur business model, gagnent des parts de marché et commencent à empiéter sur des segments plus généralistes. A ce moment-là, c'est souvent très difficile pour les acteurs historiques. General Motors a beaucoup souffert de la montée en puissance de Toyota, de même que Lufthansa avec l'arrivée de Ryanair. Les acteurs historiques finissent parfois par lancer une contre-offensive basée sur une guerre des prix. Mais cela ne fonctionne généralement pas, tout simplement parce que leur structure de coût est plus élevée, ce qui les empêche de s'engager pleinement dans cette stratégie, ingrédient indispensable au succès. Cette prévisibilité dans leur capture de valeur perturbatrice d'un secteur d'activités est leur plus grande force. 

En tant qu'investisseur, ces entreprises peuvent être des valeurs très intéressantes à ajouter dans votre portefeuille. Elles combinent généralement un parcours de croissance plus durable et une plus grande prévisibilité de leur modèle d'affaires pour les raisons évoquées plus hauts.