par Trevor Hunnicutt, James Oliphant, Joseph Ax et Jarrett Renshaw

DETROIT, Michigan, 8 novembre (Reuters) - Dans sa marche victorieuse vers la Maison blanche, Joe Biden, déclaré samedi vainqueur de l'élection présidentielle aux Etats-Unis, aura réussi à retrouver le vote ouvrier qui avait fait cruellement défaut à Hillary Clinton en 2016 et à remobiliser l'électorat noir.

La pandémie de coronavirus qui a totalement bouleversé la campagne de même que le rejet violent de Donald Trump par une large partie de la population épuisée par les polémiques permanentes attisées par l'ex-magnat de l'immobilier et son leadership tumultueux ont également porté l'ancien vice-président de Barack Obama vers la victoire.

LE VOTE OUVRIER DE LA "RUST BELT"

La Pennsylvanie, où la victoire déclarée samedi de Joe Biden lui a permis de franchir la barre fatidique des 270 grands électeurs au collège électorale, appartient à la Rust Belt ("ceinture de rouille"), cette vaste région industrielle proche des Grands Lacs.

C'est là que Donald Trump avait construit sa victoire il y a quatre ans, attirant à lui de nombreux électeurs blancs issus de la classe ouvrière qui avaient voté pour Barack Obama en 2012.

C'est là en effet que son discours sur l'"America First" en faveur de la réindustrialisation et de la relocalisation des emplois avait le plus porté.

Hillary Clinton n'avait pu empêcher que cette portion du "Mur bleu", ces Etats longtemps considérés comme démocrates, s'écroule. La Pennsylvanie, l'Ohio, le Michigan et le Wisconsin étaient tombés dans l'escarcelle de Trump. Cette année, seul l'Ohio est resté majoritairement fidèle au président sortant.

L'an dernier, alors que Biden posait les bases de sa campagne, la troisième de sa carrière après ses tentatives avortées aux primaires démocrates de 1988 et 2008, plusieurs de ses conseillers, à l'image de Mike Donilon, ami proche et spécialiste des questions électorales, avaient ciblé cet électorat particulier des ouvriers blancs. Choix validé par le candidat.

D'autres démocrates jugeaient que vouloir reprendre ces électeurs à Trump était une perte de temps et voulaient plutôt aller conquérir d'autres catégories de population (les jeunes ou encore les minorités visibles) plus en adéquation avec la démographie changeante du pays.

Né dans une famille catholique modeste de Scranton, ville ouvrière de cette Pennsylvanie qui lui a donné sa victoire, Joe Biden s'en est tenu à sa ligne.

Il n'a pas repris à son compte le projet de Sécurité sociale à l'européenne défendue par certains de ses adversaires dans la primaire démocrate, a pris la défense de l'exploitation des gaz de schistes par fracturation hydraulique, refusé d'embrayer le pas aux demandes de coupes des financements des forces locales de police au plus fort des tensions autour des violences policières.

Durant sa campagne, il a fréquemment rendu hommage aux syndicats, a régulièrement souligné que la classe ouvrière et non Wall Street avait bâti les Etats-Unis d'Amérique.

L'ancien vice-président de Barack Obama a aussi rappelé le rôle qu'il a joué en 2009 dans le plan de sauvetage du secteur automobile américain après la crise financière née de l'éclatement des "subprimes".

L'équipe Biden a aussi favorisé le ralliement de républicains et de conservateurs à l'image de John Kasich, ancien gouverneur républicain de l'Ohio, qui a eu les honneurs de la convention nationale organisée en août.

Au final, d'après les estimations de l'institut Edison Research, Donald Trump est resté majoritaire dans l'électorat ouvrier masculin blanc dans le Michigan (60%), en Pennsylvanie (60%) et dans le Wisconsin (57%) mais 8% environ de ses électeurs de 2016 ont basculé du côté de Biden.

A l'inverse, 4% seulement des électeurs ayant voté Clinton en 2016 se sont tournés cette fois vers Trump.

L'ÉLECTORAT URBAIN ANTI-TRUMP

Un autre axe stratégique de sa campagne visait les électeurs des grandes villes et de leurs banlieues, avec l'objectif de compenser les scores de Trump dans les petites villes et les comtés ruraux.

Là, son message anti-Trump a suscité l'enthousiasme, notamment parmi les électrices ayant un niveau d'éducation supérieure.

Les études Edison Research basées sur des sondages réalisées à la sortie des urnes montrent que 67% des électeurs de Biden ont expliqué avoir voté contre le président sortant.

L'absence de "vague bleu" dans les élections législatives qui se tenaient le même jour pour renouveler la totalité de la Chambre des représentants et 35 sièges du Sénat accrédite ce trait particulier de la présidentielle, un référendum pour ou contre le président sortant.

Auprès des électeurs des banlieues, Biden a joué sur le désir de rétablissement d'une certaine normalité à Washington après quatre années de leadership tumultueux et de querelles et polémiques incessantes.

"Trump a porté l'épuisement de la politique à un niveau que nous n'avions jamais ressenti auparavant", expliquait Patty Leitzel, une retraitée du secteur du crédit qui s'est portée volontaire pour la campagne Biden dans le comté de Macom, Michigan. "On veut simplement que Trump se taise et s'en aille."

L'image débonnaire et l'empathie de Joe Biden, élu pour la première fois au Sénat des Etats-Unis en 1972, a servi cet objectif.

Ses équipes de campagne ont également mis en avant les tragédies personnelles qui ont émaillé son existence, y compris la mort de sa première épouse et de leur petite fille dans un accident de voiture en 1972 puis le décès de son fils aîné emporté par un cancer.

Cette vie-là, nombre de foyers américains l'ont vécue aussi.

"L'un des atouts de Joe Biden, c'est que le message général qu'il a véhiculé dans cette élection, c'est le message qu'il véhicule depuis le tout début", note Joe Rospars, qui fut le stragèe en chef de la campagne pour la primaire démocrate de la sénatrice Elizabeth Warren, issue de l'aile gauche du parti. "Les gens connaissent Joe Biden, et ils savent aussi d'où il vient."

LA PANDÉMIE

La crise sanitaire qui a bouleversé la campagne avant de s'imposer au centre des débats a également contribué à la victoire de Biden.

Trump, hospitalisé début octobre après avoir contracté le COVID-19, a régulièrement ironisé sur Biden parce que celui-ci portait un masque de protection. Même après ses trois nuits d'hospitalisation, le président sortant a repris ses déplacements de campagne et organisé des rassemblements massifs faisant fi des précautions sanitaires - distanciation sociale et port du masque.

Joe Biden s'en est tenu lui aux recommandations des scientifiques et a poussé ses électeurs à recourir au vote par correspondance pour ne pas courir le risque d'être contaminé dans les bureaux de vote le jour de l'élection.

Il a déclaré que sa priorité, une fois élu à la présidence, serait de mettre sur pied un plan pour contrôler et se remettre de la crise sanitaire, qui a fait plus de 235.000 morts dans le pays et mis au chômage des millions d'Américains. Il a promis de faciliter l'accès aux tests de dépistage, pour suivre ainsi les recommandations des experts sanitaires, contrairement à Donald Trump.

"La crise du Covid a poussé de nombreux partisans de Trump vers Biden", dit Sharon Holle, qui a participé à la campagne du candidat démocrate dans l'Iowa. "Les gens étaient en colère et écoeurés que le président sortant refuse d'écouter les experts", rapporte-t-elle.

Dans les études Edison Research, il apparaît que la moitié des électeurs américains interrogés jugent qu'il est plus important d'endiguer l'épidémie même si l'économie doit en souffrir. Pour eux, le slogan "rouvrez l'économie !" martelé par Donald Trump a été un repoussoir.

La longue expérience du pouvoir du candidat démocrate est apparue à l'inverse comme un atout primordial, par contraste avec le mode de gouvernement institué par Donald Trump, instinctif et brouillon.

REMOBILISER L'ÉLECTORAT NOIR

Il restait une quatrième carte dans la stratégie déployée par Joe Biden: le vote de l'électorat noir, le plus fidèle au Parti démocrate mais qui, après les deux mandats de Barack Obama, s'était moins mobilisé pour Hillary Clinton en 2016.

Dans les dernières semaines de campagne, ses équipes ont été particulièrement actives dans les grands comtés urbains du Michigan, du Wisconsin et de Pennsylvanie.

Trois jours avant le scrutin, Barack Obama a participé à un meeting en distanciation sociale à Belle Isle Park, près du centre de Detroit, dans le Michigan. Aux Noirs représentant 78% des habitants de la ville, son message a été simple: votez Biden.

Simple et efficace. Les autorités électorales locales ont signalé que la participation à Detroit avait été la plus fort depuis 20 ou 30 ans. A Milwaukee (Wisconsin) et Philadelphie (Pennsylvanie), la mobilisation a été plus forte qu'en 2016.

"Quant tout aura été dit, on comprendra que les communautés noires ont sauvé Biden", avance Keith Williams, président du Black Caucus du Parti démocrate dans le Michigan.

Non seulement en ce 3 novembre, mais aussi en février dernier quand le futur 46e président des Etats-Unis semblait en perdition dans la primaire démocrate après ses piètres prestations dans l'Iowa et le New Hampshire. Sa confortable victoire en Caroline du Sud, où l'électorat afro-américain représente une large part de la population, l'a totalement relancé dans la course à l'investiture du parti.

Quand une série d'homicides d'hommes noirs par la police, à commencer par George Floyd en mai à Minneapolis, a relancé la question raciale aux Etats-Unis, Joe Biden est apparu comme un homme d'Etat à même de retisser les liens distendus sinon rompus d'une société polarisée à l'extrême.

En choisissant la sénatrice californienne Kamala Harris, née d'un père jamaïcain et d'une mère indienne, il a convaincu l'électorat afro-américain qu'il serait entendu à la Maison blanche.

VOIR AUSSI

Biden remporte la présidentielle dans un pays profondément divisé

Trump n'a pas prévu de concéder la défaite de si tôt-conseillers

EN DIRECT Joe Biden élu président des Etats-Unis, selon les médias

PORTRAIT Kamala Harris, vice-présidente élue, brise les barrières

(avec Brad Heath et Jason Lange à Washington et Chris Kahn à New York version française Jean Terzian et Henri-Pierre André)