Delta Drone est une société iséroise créée en 2011 dont le métier d'origine était de proposer des drones civils à usage professionnel et la formation qui va avec, ce qui constitue en théorie une assez bonne idée : secteur innovant, demande en hausse, marchés prometteurs, volet formation… Les ingrédients de la jolie petite entreprise technologique sont réunis. La société entre en bourse en juin 2013 à 4,89 EUR par action. Le capital est alors divisé en 6 736 024 actions, pour une capitalisation de près de 33 M€. Au début du mois d'avril 2023, le capital était divisé en 5 492 183 882 actions. Sur la base du cours d'IPO, Delta Drone pèserait aujourd'hui 26,8 milliards d'euros, soit le poids de Saint-Gobain. Ca, c'est pour la théorie.

Qui veut gagner des millions ?

Le problème, c'est que l'accroissement du nombre de titres n'a pas eu lieu à cours égal, puisque l'action cote actuellement 0,0003 EUR. Et encore, c'est un super bon jour. La capitalisation est donc minimaliste, même si les changements incessants de titres en circulation ont fait dégoupiller la capitalisation chez Zonebourse et ont l'air d'avoir eu raison de la patience de notre fournisseur de données. La raison, c'est que les perspectives incertaines de la société lui ont coupé l'accès aux financements traditionnels. Sa survie est donc dépendante de la perfusion d'un fonds de financement alternatif et dilutif, en l'occurrence les américains de Yorkville. Schématiquement, le fonds apporte du cash à l'entreprise en échange d'instruments convertibles, et se rembourse en plaçant les titres issus de la conversion à vitesse grand V en inondant le marché d'actions nouvelles. Les sousous vont de la popoche des actionnaires à celle du créancier (voir ici par exemple, pour constater à quel point le financement dilutif est l'ennemi de l'actionnaire). D'où la multiplication du nombre de titres en circulation par 815 en dix ans, synonyme de dilution XXL.

OCABSA STYLE
C'est pas foufou, ces financements dilutifs

Pour tenter de redonner un peu de lustre à un cours de 0,0002 EUR, la société a décidé de regrouper 10 000 actions anciennes en 1 nouvelle (les opérations de regroupement se déroulent du 17 avril au 18 mai). En gros il y aura 10 000 fois moins de titres valant 10 000 fois plus. Toutes choses égales par ailleurs, les actions coteraient 2 EUR pièce avant les futurs échanges. Cela n'aura bien sûr aucune influence sur la valeur détenue en portefeuille par les actionnaires ni sur la valeur de la société, ni sur la façon dont les instruments dilutifs détruisent le cours de l'action.

La nanalyse financière

Passons aux performances économiques. Sur la séquence 2013/2021 (neuf exercices), la société a dégagé 71,8 M€ de chiffres d'affaires pour des pertes d'exploitation cumulées de -56,3 M€ et aucun exercice bénéficiaire, même en remontant assez haut dans le compte de résultats. Histoire de confirmer la tendance historique, Delta Drone a publié hier soir ses résultats 2022 pour compléter le tableau. Le chiffre d'affaires a reculé de 17,5% à 13,1 M€ et la perte opérationnelle s'accroît de 80% à -17,05 M€. On accumule donc en dix ans 85 M€ de revenus pour engloutir 73 M€. La destruction de valeur est remarquable.

Période Fiscale : Décembre 2017 2018 2019 2020 2021 2022
Chiffre d'affaires 1 7,663 11,06 16,56 15,29 15,86 13,09
EBITDA 1 -7,299 -6,127 -4,988 -4,139 -7,006 -9,895
Résultat d'exploitation (EBIT) 1 -10,39 -9,233 -8,579 -7,556 -8,236 -10,73
Marge d'exploitation -135,61 % -83,47 % -51,82 % -49,42 % -51,91 % -81,95 %
Résultat Avt. Impôt (EBT) 1 -10,32 -10,34 -9,886 -10,74 -4,399 -17,89
Résultat net 1 -9,987 -10,34 -9,539 -10,7 -4,347 -22,96
Marge nette -130,33 % -93,48 % -57,62 % -69,97 % -27,4 % -175,35 %
BNA - - - - - -
Free Cash Flow 1 -6,613 -5,965 -0,0971 -6,733 -8,704 -6,171
Marge FCF -86,3 % -53,92 % -0,59 % -44,04 % -54,87 % -47,13 %
FCF Conversion (EBITDA) - - - - - -
FCF Conversion (Résultat net) - - - - - -
Dividende / Action - - - - - -
Date de publication 27/04/18 28/03/19 30/03/21 30/03/21 31/03/22 18/04/23
1EUR en Millions
Données Estimées

Pour financer ce gouffre, la société a procédé par levées de fonds régulières et de plus en plus dilutives, dans la quasi-totalité des cas avec suppression du droit préférentiel de souscription des actionnaires existants. Mon expérience des financements dilutifs montre que Delta Drone a expérimenté une bonne partie de l'arsenal disponible : OC, OCABSA, BSA, ORNANE, BEOCABSA et même le dernier-né de la bande, l'équitization via une fiducie. Plusieurs dizaines de millions d'euros ont ainsi pu être mobilisés sur la dernière décennie, en profitant du système. D'où le cours abyssal, en dépit des regroupements actions. Donc oublions le PER et la marge de free cash-flow pour valoriser le bidule.

La croissance des revenus aurait pu être un argument pour justifier cette consommation de cash. Après tout, les investisseurs sont prêts à subir des pertes si la trajectoire de croissance croise à distance raisonnable celle de la rentabilité, pour entrevoir des lendemains qui chantent. Mais là encore, les performances sont loin d'être impressionnantes. Le chiffre d'affaires est certes passé de 2,8 à 16,6 M€ entre 2016 et 2019, mais il a décliné depuis pour se limiter à 13,1 M€ en 2022.

Il faut dire que la société n'est pas à proprement parler positionnée sur un segment aussi porteur que le laissait présager l'introduction en bourse. Au fil du temps, l'activité drone est passée de cœur de métier à faire-valoir. Sur les derniers exercices, c'est l'activité de sécurité et de gardiennage, acquise en 2019, qui a assuré la génération de chiffre d'affaires. D'ailleurs, elle employait 447 des 551 salariés référencés fin 2021 au sein du groupe. Une activité qui, on l'a appris hier soir, a vocation à sortir du périmètre, comme l'a fait l'entité Delta Drone International en début d'année. Le management a aussi prévu de vendre "progressivement" la branche UDT, qui possède des parts minoritaires dans cinq acteurs des drones.

Mais que va-t-il rester ?

Un recentrage "drastique" est opéré sur Delta Drone SA. Sans Technidrone, "mise en sommeil", ni Delta Drone Engineering, liquidée le 1er mars. Au final, il restera dans la nouvelle enveloppe 14 salariés au 30 juin prochain, contre 51 un an avant (et 551 en comptant tout le reste des activités appelées à quitter le groupe). Le périmètre est recentré sur Delta Drone SA, avec la société-mère éponyme et Delta Drone Experts. Cette activité se concentre sur "les secteurs de la sécurité et de la logistique, grâce aux systèmes ISS Spotter, SpotterBot et CountBot" et sur le partenariat avec le groupe chinois Sichuan AEE Technology, pour la distribution de drones AEE en Europe et en Afrique et une possible utilisation des systèmes et logiciels du Français par le Chinois. ISS Spotter (solution de surveillance aérienne par drone), SpotterBot (solution de surveillance terrestre) et CountBot (solution d'inventaire de stocks).

Impossible d'y voir clair sur les revenus du futur périmètre, au-delà des quelques accords signés jusqu'ici pour les solutions Spotter et CountBot, qui ne peuvent pas encore faire tourner la boutique. Il va bien falloir trouver des ressources. Le management compte sur les cessions précitées pour tenir le choc pendant le recentrage, en parallèle de la réduction drastique des charges. Il faut dire que la situation est toujours compliquée pour la société : la position de trésorerie à la clôture du 31 décembre dernier s'est réduite à 0,56 M€, après un flux net généré par l'activité de -3,25 M€ en 2022, et la dette financière brute s'établissait dans le même temps à un peu plus de 8 M€.

Conclusion

Delta Drone est l'archétype de la société qui se finance par dilution, faute d'avoir un modèle économique valable. Jusqu'à présent ses principales qualités sont sa volatilité et sa liquidité : elles n'enrichissent pas les actionnaires mais uniquement les fournisseurs de financements alternatifs. Malheureusement, elles sont quelques-unes dans ce cas sur la cote parisienne.

En temps normal, notre rubrique fallait pas l'inviter traite d'accidents industriels plus ou moins graves. Mais parfois, elle se risque aussi sur des dossiers plus exotiques comme c'est le cas aujourd'hui. Les précédents :