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(Easybourse.com) Si nous prenons en compte les bilans bancaires, et les fonds commercialisés, la finance islamique représentait  environ 700 milliards de dollars fin 2007, les deux tiers se situant dans le Golfe persique et le reste dans l'Asie musulmane en particulier dans la Malaisie. Qu'en est-il aujourd'hui ?
La masse financière représente actuellement 840 milliards de dollars.

90% du marché de la finance islamique étaient détenus par les banques. Est-ce toujours le cas ?
Oui. La finance islamique demeure très intermédiée, autrement dit dominée par les institutions financières : banques et compagnies takaful. Les bilans bancaires constituent 600 milliards de dollars.
Un des défis majeurs auquel est confronté le développement de la finance islamique réside dans l'extension de la place donnée aux fonds islamiques, et au financement lié aux sukuks. 

Le coût du risque était à l'époque très faible.  Le taux de créances douteuses dans des pays comme le Koweït frisait les 2 % et le taux de couverture les 180 %. La crise financière a-t-elle changé la donne ?
Le taux de créances douteuses se situe entre 3 et 4% au Koweit, à 1,6% en Arabie Saoudite, sous la barre des 3% dans le Golfe.

De quelle manière percevez-vous l'augmentation de ce taux dans le Golfe ?
Cette augmentation n'est pas critique en soi. Elle était prévisible en ce que le taux de créances en souffrance par le passé était anormalement bas. Par suite, les établissements bancaires sont bien provisionnés dans le pays.

Les principaux risques que présentait la finance islamique étaient un risque de réputation, un risque de charia arbitrage, et un risque commercial translaté. La crise financière a-t-elle fait apparaitre de nouveaux risques ?
Deux nouveaux risques en particulier. Tout d'abord une surexposition sur le marché immobilier, qui a entraîné un risque de concentration.
Ensuite, un risque de liquidité. La finance islamique est un compartiment de la finance mondiale. Même si les difficultés de refinancement rencontrées sont moins importantes que celles auxquelles doivent faire face les institutions de la finance conventionnelle, elles existent en particulier pour les banques islamiques d'affaires. 
Celles-ci n'ont en effet, contrairement aux banques islamiques commerciales, pas accès à un vaste gisement de dépôts de particuliers.

Le marché des sukuk représentait 85/86 milliards de dollars au milieu de l'année 2007. A la fin de  l'année, nous avions passé la barre des 100 milliards, un taux de croissance en 6 mois de 75%. Quelle est l'importance des sukuk à l'heure actuelle ?
Le marché des sukuk est passé de 97 milliards en 2008 à 110 milliards de dollars à ce jour. Nous avons eu une croissance nette de 13 milliards et une croissance brute de 15 milliards.

Le marché continue de croître mais à un rythme bien moins élevé. Le tarissement de la liquidité a considérablement fait augmenter les primes d'émission. Les conditions de refinancement via l'industrie des sukuks ne sont plus aussi rentables. Aussi, quand bien même il reste une assez forte demande pour ces instruments, l'offre s'est réduite. 

Il a y eu 150 émission de sukuks l'année dernière. Nous devrions avoir environ 25 émissions d'eurosukuk* cette année.

En 2001, vous aviez trois sukuk notés, du Bahreïn, du Qatar et de la Malaisie. Fin 2007, vous en aviez 25. Aujourd'hui combien dénombrez-vous de sukuks cotés et notés ?
Nous avons notés quatre sukuk de plus l'année dernière. Nous devrions être dans le même ordre de grandeur cette année.

Une grande différence avec 2001 réside dans le fait que plus de 80% des sukuk que nous notons sont émis par des corporates (institutions financières, entreprises industrielles). 90% des émissions des sukuk ont une maturité de 5 ans.

Vous avez  observé des changements majeurs dans l'industrie des sukuk. Quels sont-ils ?
La taille moyenne des sukuk a considérablement diminué. Il y a plus de sukuks en unité dans le monde, mais les volumes sont moins importants.
Ensuite, le dollar n'est plus la monnaie de référence. De plus en plus d'émissions se font en monnaie domestique (en rupiah indonésien, en ringgit malaisien, en dirham des émirats arabes, en riyal saoudien, en dinar koweïtien...).
Par ailleurs nous voyons davantage de sukuk basés sur des structures de leasing et moins de sukuks adossés sur des prises de participation directes dans des projets.

Les souverains ont quasiment disparu du radar. Mais ils devraient revenir en force au second semestre de cette année. Pourquoi ? Quels souverains en particulier ?
Une première raison tient à la volonté de dynamiser le marché des sukuks. Les corporates et les banques sont moins enclines à émettre ces instruments en raison de la disparition de la liquidité, les Etats ont vocation à venir combler le vide.
Qui plus est, les gouvernements sont mieux notés que la plupart des établissements bancaires. Ils peuvent ainsi procéder à des émissions de meilleure qualité, notamment des émissions Aaa.
Enfin, un certain nombre d'Etats de la sphère occidentale comme les Etats-Unis, le Royaume Uni, la France, l'Allemagne qui sont très bien notées, et pour lesquels les investisseurs ont encore de l'appétit, sont en situation d'illiquidités (le Royaume Uni a ainsi 175 milliards de livres à financer).
Il y a de ce fait du sens à aller chercher de l'argent là où il en existe, dans le Golfe persique et de structurer les émissions obligataires de manière charia compatible.
Il y a quelques semaines le souverain indonésien a émis 650 millions de dollars. 

Vous aviez indiqué que la rentabilité de la finance islamique demeurerait élevée pendant longtemps ; avec environ 4 % de ROA et 25 % de ROE. Les turbulences que nous avons connues sur les marchés financiers ont-elles fait évoluer la situation. Est-ce la même rentabilité qui selon vous attend les acteurs de la finance islamique dans un pays comme la France ?
La rentabilité s'est forcément amoindrie avec la crise. La plupart des banques islamiques ont fait le choix de la sûreté en gardant des fonds propres importants, et en continuant à constituer une réserve importante de liquidités : une banque bien capitalisée et liquide est forcément moins rentable.
Un conservatisme a été affiché face à l'augmentation des risques.

Dire dans quelle mesure et de combien les ROE et ROA se sont tassés est difficile Nous n'avons pas tous les chiffres pour le moment : tous les bilans bancaires et les comptes de résultat ne sont pas encore tous publics

Quel regard portez-vous  sur la complexité des produits «charia compliant» ?
Ce n'est pas tant une augmentation de la complexité, mais de la diversification.
Une fatwa a été adoptée par l'AAOIFI en février 2008. Cette  fatwa indiquait mettait l'accent sur le fait que dans la structuration des sukuk, trois choses posaient difficultés : la garantie, la fourniture de liquidités en cas de décalage de cash flows extraits des actifs sous jacents et les cash flows payés aux investisseurs, et l'engagement de l'émetteur de racheter le pool d'actifs qui a été titrisé aux investisseurs à un prix prédéterminé et non à un prix de marché.
Cette fatwa a pour objectif de donner plus de place au principe de partage des profits et des pertes et à voir émerger davantage de sukuks de titrisation  et moins de sukuks garantis.

Comment percevez-vous l'ébullition autour de la finance islamique aujourd'hui en France ?
Selon moi, cet enthousiasme est  la conjonction de deux séries de facteurs. Le nombre de musulmans croît dans le pays, et leur niveau de vie s'est considérablement amélioré. Les musulmans de deuxième et troisième génération sont plus enracinés culturellement, plus puissants économiquement. Ils sont plus enclins à consommer, à pratiquer, et à vivre conformément à leurs principes, mais aussi à être représentés.
Il y a ensuite beaucoup plus de prise de conscience au niveau des médias. Ces derniers sont plus aguerris aux principes, à l'évolution, aux produits, à la dynamique des marchés financiers islamiques sans condescendance et sans contresens. Ils ont compris que la finance islamique n'avait rien à voir avec la finance islamiste. On ne se pose plus la question de savoir si la finance islamique a quelque chose à voir avec le financement du terrorisme. 

Par ailleurs nous avons des paramètres exogènes relatifs à l'environnement global dans lequel s'inscrit la France.
L'industrie financière en France a besoin de liquidités, au même moment où elle a aussi besoin de plus de crédibilité, de légitimité. Beaucoup de PME françaises sont -en mal de financement, ce qui est totalement paradoxal.
La finance islamique,capable d'organiser l'importation de capitaux étrangers, est une modalité de financement alternative, davantage chargée de valeurs.

Paris se veut pour ambition de devenir la capitale de la finance islamique. Qu'en pensez-vous ?  Comment considérez-vous le retard pris par rapport à Londres ?
Le gap entre les deux capitales est en train d'être comblé de manière très rapide. Effectivement Londres a une longueur d'avance en ce qu'elle compte en son sein six institutions de finance islamique : une banque retail (Islamic Bank of Britain), quatre banques d'investissement et une compagnie de takaful. Néanmoins nous observons une certaine stagnation dans le développement de la finance islamique outre- Manche.

De quelle manière évolue la finance islamique dans les autres grands pays occidentaux ?
Au Luxembourg, ont été créés essentiellement des fonds. En Europe du Nord, la finance islamique est quasiment inexistante.
En Europe du Sud, on en est à peine au stade de la réflexion.

Qu'en est-il du développement de la finance islamique outre- Atlantique ?
C'est aux Etats-Unis que la finance islamique a commencé le plus tôt, en 1987, avec une banque qui s'appelle Lariba. Mais c'est aussi paradoxalement dans ce pays que cette finance islamique a crû le moins rapidement.

Pour quelles raisons ?
Il n'y a pas de leadership. Il est difficile d'identifier le visage et la voix de la finance islamique aux Etats-Unis. L'industrie est mal institutionnalisée. La stratégie n'est pas ordonnée, pas pensée.

Pensez vous que la création de l'ensemble des outils juridiques créés ces 12 derniers mois permettra à la France de favoriser en son sein le développement de la finance islamique de manière adéquate ?
Les amendements juridiques et fiscaux sont nécessaires mais en rien suffisants. Les acteurs du secteur public, i.e.-la Banque de France, l'AMF, le MINEFI, l'Assemblée nationale et le Sénat-ne sont pas opposés à l'émergence de la finance islamique en France. Le message est sans équivoque.

Dans la sphère privée, il y a plusieurs projets. Le projet central est réellement l'émergence d'un type d'institution financière islamique. Il n'y aura clairement pas de finance islamique en France, s'il n'y a pas d'institutions.

A-t-on une idée de quelle pourrait être l'apport de la finance islamique pour les entreprises françaises à ce jour?
Il est difficile de donner un ordre de grandeur avec précision. Je dirais environ 10 milliards à moyen terme, mais beaucoup plus dans le long terme.

Quitte  à ce que le financement de l'économie française ne soit pas aussi rentable que le financement de l'économie domestique ?
Il est vrai que sur le plan global, la France n'est pas forcément le territoire le plus compétitif, notamment en raison de son régile fiscal. Cependant, les acteurs de la finance islamique ont besoin de se diversifier, de transfert de technologies, d'accumuler du savoir faire. La France fait partie de ces marchés matures capables d'd'offrir de telles solutions. 

Croyez vous que les musulmans de France trouveront leur compte dans l'essor de la finance islamique ?
Les différents acteurs, institutionnels publics ou privés s'accordent sur le fait que la finance islamique gagnera ses lettres de noblesse sur le terrain de la banque d'affaires avant de servir les besoins des particuliers. Les Musulmans de France y trouveront leur compte un peu plus tard. La patience est donc de rigueur.

Vous envisagez un début d'activité de la finance islamique pour les particuliers uniquement d'ici trois à cinq ans ?
Il est peu probable que le régulateur donne son aval à l'émergence d'agences au service des particuliers sans que la finance islamique ait montré sa capacité à financer les entreprises. Les autorités françaises n'ont pas vocation qu'à ne servir les intérêts des musulmans de France!L'objectif le plus critique est de trouver un moyen de créer des emplois,  et de la richesse dans le pays.

Au demeurant, la distribution de crédits produits d d'épargne charia compatibles existait jusqu'à récemment à la Réunion. Rien n'empêchait d'acheter auprès de la filiale de la Société Générale dans l'Océan Indien des produits charia compatibles qui se comportent comme des dépôts à terme. Mais l'industrialisation de ce processus permettant l'accès de tous les musulmans de France à ces produits sera tardive.

De quelle manière appréhendez-vous la cherté éventuelle des produits distribués par les banques qui pratiquent la finance islamique ?
Il n'y aura pas de cherté. L'ajustement du droit sert à neutraliser les effets de concurrence déloyale, à construire un « level playing field », autrement dit un terrain neutre du point de vue du prix.
La cherté des produits, notamment dans les pays du Maghreb tient au fait que les produits de la finance islamique ont émergé dans ces pays sans un ajustement préalable du droit et en particulier du double droit d'enregistrement sur les produits finançant l'immobilier.
Si les produits de la finance islamique sont plus chers, ils ne seront pas compétitifs.  

Quid dans ce cas de la pertinence de l'argument selon lequel il y aurait six millions de musulmans en France ? 
Cet argument est intéressant au sens où le Royaume Uni a déjà une banque retail pour servir un million de clients potentiels. Nous avons cinq fois plus de musulmans en France et nous n'avons pas de banque retail à même de proposer des produits de finance islamique. C'est là un grand paradoxe qui amène à penser que soit la banque retail en Royaume Uni est une grande erreur, soit il est fortement opportun de mettre en place une banque retail en France.

Mais actuellement la banque retail londonienne ne fonctionne pas très bien ?
Ce disfonctionnement ne s'explique pas par le fait que conceptuellement, cette banque islamique est une erreur, mais par le fait d'une multitude d'erreurs de gestion. Elle a surévalué son marché. Elle n'est pas suffisamment enracinée dans la communauté. C'est une banque qui pêche par manque de modernité, et qui de ce fait reste peu attractive pour la clientèle jeune, moderne et économique dynamique, au demeurant la plus solvable.

Ne craignez-vous pas qu'un phénomène de marketing émerge autour de la finance islamique ?
L'effet marketing est nécessaire. 
L'argent et la religion sont deux des sujets les moins consensuels au sein de la société française. L'argent et la religion, tous deux ensemble dans une banque islamique constitue un cocktail explosif !
Nombreux sont ceux qui considèrent le marketing soit comme de la publicité mensongère, soit comme de la manipulation. Mais c'est tout autre chose : c'est d'abord un métier, beaucoup d'information, et un minimum de pédagogie.
Il existe des produits islamiques « Canada Dry », c'est-à-dire qui en ont la forme, mais ni la substance, ni l'esprit éthique.
Mais la pire chose qui puisse arriver à un banquier islamique, c'est que sa réputation soit entachée. Rien n'empêche d'être une banque islamique consciencieuse, capable de faire son travail correctement sous le contrôle d'un charia Board, d'être transparente, d'adhérer aux principes et aux valeurs philosophiques cardinales de l'islam financier - qui ont d'ailleurs contribué à la résilience de ces institutions (pas d'intérêt, pas de spéculation, pas de secteurs illicites, faire en sorte que chaque transaction financière soit adossée à des activités tangibles, un partage des pertes et des profits)…, et de soigner sa communication, son éthique, sa commercialisation.… en un mot son marketing !
La condition du succès est la jonction de ces deux phénomènes.

Selon vous la finance islamique n'apporte pas la solution mais une alternative...
Il est fondamental de comprendre cela. La finance islamique n'a absolument pas pour ambition de transformer en profondeur la dynamique de l'industrie bancaire française. Elle a vocation à rester marginale en volume même si elle est destinée à être extrêmement intéressante en valeur.
Si la crise financière a été terrible en soi, elle a plutôt été une bonne chose pour la finance islamique. Elle a permis de mettre en lumière sa résilience.

Propos recueillis par Imen Hazgui

- 13 Mai 2009 - Copyright © 2006 www.easybourse.com

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